* 5 - ^ ' ' ' " " ^ /> * > ■ X ^ ^^ DRAPEAU il ■ été rire* de cette édition • exemplaires sur papier du Japon, Unis numerotes. 12 JULES CL IRETIE I I DRAPEÂl I .M. r\i: i/À< M'iMii; i R \\\ \i>r. PARIS CALMANN LÉVT, ÊDIT1 I R Droiti de reproduction H do trtdnctioii V-; - A MON AMI ETIENNE J U N C A Vous rappelez-vous, mon cher ami, notre émotion lorsque, en pénétrant dans la petite église de la Garnison, à Potsdam, nous aper- çûmes les drapeaux français, nos vieux dra- peaux, tout poudreux et déchirés à demi, inclinés sur le tombeau du roi de Prusse? Les étendards de la Grande -Armée abritant le dernier sommeil du grand Frédéric! C'est là, c'est à deux pas de la tombe de Frédéric II, que je vous contai cette histoire, écrite depuis, — elle me hantait alors, — DEDICACE drapeau jusqu'à la folie. « Hélas! m'écrivait l'auteur des ïambes après l'avoir lue, elle est bieu vieille garde, cette histoire ! » J'aurais volonliers répondu à Auguste Barbier : > Non, elle est tout simplement vieille France », — si la jeune armée de la France nouvelle n'avait. Dieu merci, comme l'autre, la folie du drapeau, la folie— qui est la raison d'être des peuples, — la sublime folie du dévouement, du patrio- tisme et du devoir. Et c'est en souvenir de notre passage à Garnisons-Kircbe, que je vous dédie, moucher camarade, ce conte qui, sans en avoir l'air, est pourtant une histoire. Que le sort nous suscite, un jour, des affolés qui rêvent, eux aussi, de reprendre les drapeaux prisonniers; mais qui, plus heureux que nous, hélas, y réussissent! Votre tout dévoué, J. G. Extrait du Rapport de M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de V Académie Fran- çaise sur les concours, de l'année 1879. M. Jules Claretie est un écrivain jeune encore, qui a déjà beaucoup écrit et qui n'en est pas à faire ses preuves de talent. Il méritait bien, lui aussi, d'attirer l'attention de l'Aca- démie. Son dernier ouvrage, intitulé le Dra- peau, n'a pas le carnctére d'un roman ou d'une nouvelle. Ce n'est, à vrai dire, qu'une anecdote racontée, mais qui offre, sous sa simplicité même, quelque chose d'héroïque et d'épique, dont il est impossible de n'être pas frappé : l'amour de la patrie et le fanatisme du drapeau ont rarement inspiré de plus nobles accents. » Jcles Sandeac, Rapport sur le Prix Vitet (nté par M. Camille Doucet). LE DRAPEAU — Voyez-vous, disait souvent le vieux- capitaine Fougère] en frappant sur la table, vous ne savez pas, vous autres, ce que c'esl que le drapeau. Il faut avoir été soldat; il faut avoir passé et piétiné sur des chemins qui ne sont plus ceux de France; il faut avoir été éloigné du pa.As. sevré de toute LE DRAPEAU parole de la langue qu'on a parlée depuis l'enfance ; il faut s'être dit, pendant les journées d'étapes et de fatigue, que tout ce qui reste de la patrie absente, c'est ce lam- beau de soie aux trois couleurs françaises qui clapote, là-bas, au centre du bataillon; il faut n'avoir eu, dans la fumée du com- bat, d'autre point de ralliement que ce morceau d'étoffe déchirée pour comprendre, pour sentir tout ce que renferme dans ses plis cette chose sacrée qu'on appelle le drapeau. Le drapeau, mes pauvres amis, mais, sachez-le bien, c'est, contenu dans un seul mot, rendu palpable dans un seul objet, tout ce qui fut, tout ce qui est la vie de chacun de nous : le foyer où l'on naquit, le coin de terre où l'on grandit, le premier sourire d'enfant, le premier amour de jeune homme, la mère qui vous bercs, le père qui gronde, le premier ami, la pre- mière larme, les espoirs, les rêves, les chi- mères, les souvenirs; c'est toutes ces joies LE DRAPEAU 7 à la fois, toutes, enfermées dans un mot, dans un nom, le plus beau de tous : la patrie. Oui, je vous le dis, le drapeau, c'est tout cela; c'est l'honneur du régiment, ses gloires et ses titres flamboyant en lettres d'or sur ses couleurs fanées qui portent des noms de victoires; c'est comme la conscience des braves gens qui marchent à la mort sous ses plis; c'est le devoir, dans ce qu'il a de plus sévère et de plus fier, représenté par ce qu'il a de plus grand : une idée flottant dans un étendard. Aussi bien étonnez-vous qu'on l'aime, ce drapeau parfois en haillons, et qu'on se fasse, pour lui, trouer la poitrine ou broyer le crâne ! Il semble que tous les cœurs du régiment tiennent à sa hampe par des fils invisibles. Le perdre, c'est la honte éternelle. Autant vaudrait souffleter un à un ces milliers d'hommes que de leur arracher, d'un seul coup, leur drapeau. Non, non, cent fois non, vous ne comprendrez jamais ce que s LE DEAPF.A C peut souffrir un homme qui sait que son drapeau est demeuré, comme une partie intégrante du pays, aux mains de l'enne- mi. C'est une idée fixe qui, dès lors, le tor- ture et le déchire : « Le drapeau est là-bas! ils l'ont pris; ils le gardent! » >"uit et jour il y songe, il en rêve... Il en meurt parfois. Qu'est-ce qu'un drapeau? me direz-vous; un symbole... Et qu'importe qu'il figure, ici ou là, dans une revue ou une apothéose? Symbole, soit; mais tant que l'espèce humaine aura besoin de se rattacher à quelque croyance saine, mâle et vraie, il lui en faudra encore, de ces symboles dont la vue seule remue en nous, jus- qu'au profond de l'être, tous les généreux sentiments, tout ce qui nous porte vers le dévouement, le sacrifice, l'abnégation et le devoir! Quand il avait ainsi parlé, le capitaine Fùuserel retombait bientôt dans un mu- LU DRAPE V V tisme somnolent qui lui était habituel. C'était, d'ordinaire, un homme triste, acca- blé, pensif, courbé par l'âge, il est vrai; et, dans le petit café de Yernon où il venait chaque soir lire les journaux de Paris en prenant son gloria, on n'entendait que rarement sa voix, et dans les grandes occa- sions. Depuis de longues années, Fougerel avait adopté le Café de la Ville, au coin de la ruelle qui longe l'église. Il y venait après dîner, tous les jours, au même moment , s'asseyait inévitablement à la môme table, y demeurait le même nom- bre d'heures et se retirait à la même minute pour regagner son logis, situé de là, dans la vieille rue Saint-Jac- ques. La table où il s'asseyait n'avait ja- mais d'autre occupant que lui. Que si. avant l'arrivée de Fougerel, un voyageur de commerce, nouveau venu à Vernon, ou un passant prenait place dans le coin où l'ancien soldat s^ tenait d'habitude, le 10 LE DRAPEAU garçon de café s'approchait doucement et. tout bas, disait : _ Il est impossible que vous restiez à cette table, monsieur : c'est la table des capi- taines. La c table des capitaines » était célèbre dans le C ; Ville, et, quoique Fouge- rel y vînt seul, elle avait gardé cette déno- mination en souvenir d'un autre soldat, le compagnon de Fougerel, qui, lui aussi, au temps passé, s'asseyait chaque soir devant cette table de marbre. Vernon les avait vus, pendant longtemps, toujours au même en- droit, dans ce café, roulant sous la paume de leur- mains les dominos qui rendaient, sur le marbre, leur bruit d'osselets, ou fai- sant tlamber au-dessus de leur demi-tasse une couche légère d'eau-de-vie, et regar- dant, sans dire un mot, cette ilamun' qui s'éteignait bientôt, sans force, comme s'éteint un vieillard. Ils n'étaient ni gro- LE DRAPEAU gnons, quoique vieux, ni maussades; mais ils ne se livraient et ne causaient point vo- lontiers cependant. Leurs propos, où reve- naient si souvent les souvenirs d'autrefois, les échos des journées de bataille, les visa- ges d'amis maintenant disparus, leur suffi- saient. Leur amitié leur tenait lieu de tout au monde, et, quoique peu fortunés et déjà atteints des maux de l'âge, ils se trouvaient heureux. Fougerel et Malapeyre, comme s'appe- laient les deux capitaines, se tutoyaient depuis longtemps comme de vieux amis. Ils s'étaient connus au même régiment de ligne, et presque en même temps, ils avaient passé dans le même bataillon des grenadiers de la vieille garde im- périale. Fougerel était Normand, engagé volontaire, parti tout jeune du pays, Pressagny, un petit village des environs de Vernon, — qui porte, on ne sait pourquoi, le surnom de l'Orgueilleux, — et, se battant 12 LE DRAPEAU bravement, n'épargnant, en campagne, ni son sang ni sa peine, il avait, à la pointe de la baïonnette et de l'épée, conquis les épaulettes de capitaine. Malapeyre avait fait de même, arrivant au même but par les mêmes chemins. Fils d'un pêcheur de Lormont près de Bordeaux, comme Fou- gerel était né d'une famille de fermiers normands, il avait voué sa vie à celte France que Napoléon I er lançait alors — éperonnant jusqu'au sang ce cheval de bataille — dans toutes les aventures et dans toutes les guerres. Il avait trouvé, au bout de celte existence de labeur, une épée de capitaine, la croix d'honneur et une modeste pension de retraite, à peine de quoi vivre; mais, toujours comme Fouge- rel, Malapeyre se souciait peu de vivre ou mourir. Cote à côte, ces braves gens avaient fait, en soldats résolus, les dernières campagnes de l'Empire. Ils s'étaient battus à Smolensk, LE DRAP E A U à Leipzig, en Allemagne, en France, et après le retour de l'île d'Elbe, ils avaient versé leur sang à Waterloo, 'dans la partie suprême du conquérant aux abois. Chacun des deux capitaines avait tenté là tout ce que peut un homme pour ne point survivre. Blessés tous deux, laissés pour morts, ils étaient tombés avec les der- niers carrés, leurs habits bleus entourés d'un monceau d'habits rouges. Puis, au lende- main de leur convalescence, ils avaient trouvé un roi assis sur le trône impérial qu'ils avaient si longtemps soutenu de leurs vaillantes mains, le drapeau blanc flot- tant à la place du drapeau tricolore, des uniformes nouveaux, une cocarde nouvelle, des Suisses qui nommaient les soldats de Milhaud ou de Ney des « brigands de la Loin* ». \^n rêve écroulé. Les deux amis se regardèrent alors en hochant la tête. A quarante ans, en pleine vigueur, ils se réveillaient licenciés, sans LE DRAPHAC état, sans espoir, une maigre pension de retraite leur payant avec avarice le prix sacré de leurs blessures. Que faire ? Et quelle existence allaient mener dans cette France nouvelle ces deux soldats devenus suspects, bonapartistes pour les uns, jaco- bins pour les autres? Fougerel et Malapeyre se consolèrent en se disant que la royauté des Bourbons ne pouvait durer, et qu'il suffisait d'attendre. Alors ils cherchèrent, dans ce grand pays pour leqoel ils avaient tant et si bien combattu, un coin où se réfugier, où se reposer et patienter. Voilà vingt ans qu'ils avaient quitté l'un ses pommiers normands, l'autre ses vignes bordelaises, vingt ans qu'ils menaient, à travers le monde, la vie des chevaliers errants, toujours cheminant, jamais au repos, vainqueurs et vaincus, entrant, musique en tête, dans les capitales con- quises, et disputant le lendemain, au Cosa- que ou au Prussien, la terre de France LE DRAPE AT \b toute trempée du sang français. Vingt ans de courses et de combats ! En vingt ans les foyers se vident, et les vieux parents dispa- raissent. Ni l'un ni l'autre ne retrouva trace du passé. A la place de la petite maison de Lormont où il était né, Malapeyre rencontra une auberge nouvellement construite, qui servait de relais à la diligence de Bordeaux. Lorsqu'il demanda, à Pressagny, des nouvelles de ses parents, Fougerel vit des gens qui interrogeaient leur mémoire et qui disaient : — Oui, j'en ai entendu parler!... Ils ont quitté le pays pour s'établir à Pacy, et ils y sont morts. C'était tout ce qui restait aux deux amis : des noms sur une pierre, dans quelque cimetière de village. Aussi bien, se voyant inutiles et se sentant tout seuls dans le monde, ils résolurent de continuer, coude à coude, comme des soldats dans le rang, le 16 LK DR A PB AU chemin de la vie. Ils ne se quittèrent plus. Fougerel décida Malapeyre à habiter le pays normand, et, choisissant leur logis dans cette calme et charmante petite ville de Vernon, ils y associèrent leurs deux médio- crités fort peu dorées, et parvinrent, habi- tués qu'ils étaient depuis longtemps aux privations, à en faire une sorte d'aisance. C'était le repos absolu après l'absolue agi- tation. Quelle vie dilférente que cette vie nouvelle! Les années s'écoulaient en jour- nées longues comme des veillées d'hiver, l'emplies par les mêmes occupations, les mêmes causeries et les mêmes promenades. La ville, avec ses rues pittoresques, où, ça et là, apparaît quelques vestiges du passé, est de celles où il fait bon de s'arrêter pour prendre quelque repos. Tout y invite à une halte heureuse. La Seine coule paisiblement sous le vieux pont de pierre. Des fun saines, odorantes, sortent des toits de Ver- non et de Vernonnet, le village qui fait face l.K dk a 1' :■: A à la ville, sur la rive opposée du fleuve. De gais visages reposés se montrent aux fenê- tres des maisons grises. Point d'agitation, point de fièvre. A peine quelques soldats du train, logés aux casernes, frappent-ils d'un talon plus bruyant le pavé de la ville. Cette population de rentiers, de vieux militaires retraités, d'amateurs de jardins, vit doucement sous l'atmosphère nor- mande. — k Je donnerais tous les cidres de l'Eure et de la vallée d'Auge pour deux ton- neaux de notre Médoe, disait parfois Mala- peyre à Fougerel; mais j'avoue qu'on vit à l'aise en Normandie et qu'on y vieillit avec plaisir. Les joies des deux officiers n'étaient pourtant pas excessives, et toutes leurs dis- tractions consistaient à longer les boule- vards,' l'avenue de la Maisonnette, jusqu'au bout de cette route bordée d'arbres qui cù- 3 L I : D R A P E A toie les charmilles du parc de Bizv ; puis, con- tinuant leur chemin, en faisant halte par- fois pour tracer sur le terrain quelque plan d'une bataille que les deux amis discutaient, ils entraient dans la forêt et ne s'arrêtaient que sous les arbres superbes des Yalmeux. Ils revenaient ensuite, toujours devisant, jusqu'à Y H'Ael d'Évreux, où ils prenaient pension, et, saluant en entrant les convives, ils s'asseyaient à la table d'hùte, et écou- taient plus qu'ils ne parlaient. Repliant leur serviette, ils donnaient enfin un bonsoir collectif, se rendaient au café et attendaient là. en jouant aux dominos, que le premier coup de neuf heures se fit entendre à l'église. Aussitôt ils regagnaient leur logis, et, après avoir pris leur bougeoir à terre, au bas de l'escalier, ils échangeaient une poignée de main et montaient chacun dans sa chambre, puis s'endormaient, rêvant aux conquêtes passées et aux victoires éva- noui--. LE DRAPEAU 19 Au lendemain de Waterloo, ils comp- taient, encore une fois, que le gouverne- ment des Bourbons ne serait que provisoire, et ils espéraient bien, un jour ou l'autre, tirer encore 1 epée qui demeurait accrochée à leur chevet. Un vieux fond d'humeur ré- publicaine leur laissait croire que Louis XVIII ne régnerait pas longtemps. Cependant, les années passaient, disparaissaient, fuyaient; les deux capitaines se sentaient vieillir, et Charles X, après avoir succédé à Louis XVIII, continuait à régner. — Allons, disait parfois Fougerel, c'est fini, vois-tu, mon vieux Malapeyre ; nous ne commanderons plus aucune compagnie; il faut laisser la place aux plus ingambes; les rhumatismes viennent!... Et puis on a pris l'habitude de flâner : l'air de la caserne nous semblerait bien lourd ! Adieu les beaux espoirs, mon pauvre ami ! Nous mourrons capitaines. Nous ne sommesplus bonsà rien. Le proverbe dit : Vieux soldat, vieille bête! 20 LE DRAPEAU Ils hésitèrent un moment, après 1830, h reprendre du service. Mais en réalité ils s'étaient faits à cette existence placide, à leur coin d'habitude, à la fillette souriante dont la tète brune apparaît entre deux pots de géranium, à la dame du café qu'on salue et qui vous respecte, h ces coups de cha- peau des passants qui s'inclinent devant a les capitaines ». à cet intime repos, à cet humble bonheur de tous les jours, à cette vie pénétrante qui berce l'homme en quel- que sorte et endort son souci. Us n'osèrent point quitter cela. Us avaient dépassé des aventures. Ne vivant que dans le temps d'autrefois, leurs souvenirs leur suffisaient. Après une première fièvre pleine de ferveur militaire, ils continuèrent donc, au lende- main de Juillet, à mener leur vie paisible, et on les vit, toujours souriants, silencieux et sympathiques, s'asseoir à la table d'hôte, de YHôt'l d'EvrcuXy et, dans le Café de la Ville, à la « table des capitaines ». EE DRAPE AT' 21 Habitués à passer presque toutes leurs journées en commun, décidés à achever ensemble leur existence, ces deux soldats, ces deux amis, différaient cependant surplus d'un point physique et moral. Leur amitié si vive et si durable naquit peut-être même des contrastes de leur nature. Fougerel, grand, maigre, sec, le visage légèrement pâle et la barbe grise, était plus sévère, sans tomber dans la méchante humeur que Malapeyre, son compagnon. Celui-ci, la taille élevée, mais épaisse, gros, sanguin, souriait et plaisantait plus volontiers. Mais, dans leurs habitudes, la différence des tem- péraments n'était pas très-grande. Fou- ; nourrissait une passion, le tabac, fumant sans cesse, le matin à sa fenêtre, le jour en se promenant, le soir en lisant. Malapeyre avouait un péché mignon, le vin muscat ou les vins de la Péninsule. Il avait, sous sa grosse moustache, des froncements de lèvres satisfaits lorsqu'il LE DRAPEAU venait de déguster un peu d'alicante ou de xérès. Fougère] lui reprochait souvent en riant d'être « sensuel ». Ce goût du capitaine pour le vin fin n'allait d'ailleurs que jusqu'au caprice, et point jusqu'au défaut: mais Malapeyre eût, certes,, mal dîné, s'il ne se fût, avant le repas, ouvert l'appétit avec du malaga, et si. au milieu du dîner, on ne lui avait pas versé son verre de madère. — Souvenir des campagnes d'Espagne et de Portugal, disait-il en riant. Fougerel n'osait blâmer Malapeyre de ces prodigalités, lui qui dépensait ses écono- mies en tabacs exotiques et en pipes extra- vagantes qu'il suspendait, par rang détaille. dans sa chambre, à un râtelier qu'il appe- lait son « Musée ». On ne leur eût trouvé d'ailleurs, même en cherchant bien, aucun autre péché caché. Vieux déjà, après avoir risqué cent LE DRAPEAU 23 fois de se faire tuer, n'ayant jamais trouvé, dans leur jeunesse, six mois d'existence calme, de ces heures pendant lesquelles on se dit qu'après tout l'homme est fait pour aimer, être aimé, être père, vieillir en voyant grandir de petits êtres qui seront des hommes ; après avoir laissé un peu de leur cœur ou de leur fantaisie, comme un peu de leur sang, aux buissons du chemin, ils se retrouvaient, sans enfants, sans autres ressouvenirs d'amour que des amourettes de garnison, bien las. bien oubliés, bien seuls dans leur refuge, et cependant, encore un coup, heureux, calmes, sans désirs, sans regrets, certains d'avoir ac- compli le devoir que tout homme doit remplir. Ils étaient, disaient-ils, de ceux qui ont la patrie pour famille et l'abnégation pour loi. Soldats, ils avaient agi en soldats, et, contents du sacrifice, ils humaient joyeusement le soleil, se répétant qu'ils avaient certes le droit *J4 LE DRAPEAU de se reposer après une journée bien remplie. « Quand on a bien marché et marché droit, les jambes peuvent bien s'allonger, paresseuses ! » Et ils demeu- raient volontiers dans leur ombre, silen- cieux, humbles, inconnus, épaves vénéra- bles d'un grand naufrage. D'ailleurs, un amour profond leur restait, une consolation suprême, de celles qui suffisent à emplir toute une vie. Tombés à Waterloo, -ils avaient clos du moins leur carrière par un acte de dé vouement superbe qui satisfaisait plei- nement leur conscience de soldats et de citoyens et faisait passer un éclair d'or- gueil dans leurs prunelles, lorsqu'ils y son- geaient. C'était un de leurs plus chers souve- nirs. Waterloo ! \ d'autres, ce nom eût fait monter au front la rougeur de la LE DKAPEAU SO honte. Eux, sous la colère grondante qu'excitait l'écho de la sombre journée, retrouvaient l'amère consolation de ceux qui font obscurément, mais stoïquement, leur devoir dans l'épouvante d'une tem- pête. Ce. jour-là, le 18 juin 1815, alors que la fortune colossale de l'homme qui avait tenu dans ses mains la France se brisait comme verre, dans l'effroyable sauve-qui- peut de la débâcle, ces deux hommes, perdus parmi la foule de l'armée vaincue, avaient jusqu'au dernier moment senti LE DRAP E A U battre en eux-mêmes le cœur de la patrie. Ils avaient assisté, le matin, l'arme au bras, à cette première partie de la bataille qui fut une victoire. L'armée anglaise, décimée, vit plusieurs fois se dresser devant elle le spectre de la déroute. L'obstination de Wellington, le duc de fer, la sauva. Elle permit aux soldats de Biilow et de Bliicher d'arriver sur le ebamp de bataille et de trouver les derniers Anglais debout. Les grenadiers de la garde, suivant de loin les luttes gigantesques qui se livraient sur le plateau de Mont-Saint-Jean, écoutant le bruit de la fusillade qui venait d'Hougou- miont, sur la gauche, et la canonnade qui, vers la droite, faisait croire à l'arrivée de Grouchy ; les grenadiers attendaient l'heure où on les lancerait à leur tour sur l'ennemi, pour achever la victoire, comme on venait de lancer sur Mont-Saint-Jean la moyenne garde. Impatients, ilsse disaient, les vieux soldats, que la journée durait bien long- LE DRAPEAU 29 temps et se demandaient comment Xey n'avait point déjà balayé les dragons de Ponsomby, les « enfants rouges » de Wel- lington et les kighlanders d"Écosse. Tout à coup, vers la fin du jour, alors qu'on pou- féroce bataille, l'arrivée soudaine de Blû- cher, que Lobau ne pouvait plus contenir comme il avait arrêté Biilow, cette irrup- tion inattendue de troupes fraîches sur le terrain de la lutte changea brusquement la fortune et mit le désordre dans les rangs français. De toute cette armée compacte et solide, il ne restait d'intacts que les grena- diers de la vieille garde. Les autres corps, cruellement éprouvés depuis le matin, se trouvaient maintenant mêlés et confondus. Fantassins, cavaliers, cuirassiers de Mil- haud, voltigeurs, lanciers de Ney, canon- niers, grenadiers, tout roule, éperdu, comme un flot humain, sous la dure pres- sion des colonnes prussiennes débouchant 30 I. R DRAPF.i D par Plancbenoit. La garde alors se forme en carrés; la vieille garde essaye d'opposer une résistance invincible aux soldats de Bliicher et à ces Anglais de Wellington qui descendent maintenant, en poussant leurs hourras, du plateau où on les massacrait le matin. Impassibles, baïonnette croisée, cloués au sol, les grenadiers de la vieille garde attendent de pied ferme l'attaque suprême de l'ennemi; leurs carrés, cita- delles humaines, broyés par la mitraille, tournoient sous le feu, s'écrasent sous les balles, se dispersent en laissant des mon- ceaux de cadavres pour marquer la place où ils ont combattu. Cinq sont détruits, trois résistent encore! Les carrés que comman- dent les généraux Petit et Porel de Morvan, attaqués à leur tour, tiennent fièrement sous les boulets et les balles. Autour d'eux s'entassent les morts anglais et les cada prussiens. Et là. parmi ces héros, combat- taient les capitaines Fougerel et Malapeyre, LE D R A P E A D placés au centre, sabre en main, autour du porte-drapeau. Pâles de fureur, ils jetaient à l'ennemi des injures terribles, étouffées sous le fracas de la bataille. Une balle tout à coup vint frapper au front l'officier, un nommé Crosnier, qui tenait le drapeau tri- colore. Un filet de sang coula du front troué de ce brave. Blessé à mort, il demeurait debout, encore cramponné à la bampe du drapeau. Puis, brusquement, ses doigts se détendirent, et il tomba de toute sa bauteur, dans la boue sanglante. — Fougerel, s'écria Malapeyre, Fougerel, à toi le drapeau 1 Fougerel saisit l'étendard écbappé de la main du mourant et le brandit avec une colère superbe, l'agitant au-dessus des bon- nets à poil et faisant claquer ses plis, dans cette atmospbère de fournaise, comme une bravade à l'ennemi. Une balle vint fra- casser "l'aigle d'or et l'emporta, et le capi- 32 I. E D R A P E A C taine sentit vibrer dans sa main le dra- peau, qui semblait frissonner comme un être blessé. En ce moment, les Prussiens, avançant lentement, mais sûrement, poussaient leurs masses sombres sur le carré, qui pliait. Déjà quelques soldats effarés se détachaient du groupe héroïque et se mêlaient à la cohue hurlante qui fuyait par la chaussée de Genappe. Alors il sembla à Fougerel qu'il entendait un grand cri, à la fois suppliant et impéra- tif, un cri poussé par Malapeyre, et qui lui ordonnait de sauver le drapeau. Ces deux hommes se regardèrent instinc- tivement dans la fumée sombre. Ce ne fut qu'un éclair. Ils se comprirent. La partie était perdue. « Ils sont trop ! ils sont trop! » disait Malapeyre. Tout à l'heure les Prussiens allaient arracher aux soldats mourants le drapeau des grenadiers LE DRAPEAU 33 de la garde. Eli ! bien, non ! Jamais. Il fal- lait le détruire. Fougerel fit glisser à terre la hampe qu'il tenait dressée, et, la brisant sur un canon, tandis qu'il arrachait l'étoffe de soie : — Enterre-le, dit-il à son ami. Il y avait à leurs pieds, parmi les cada- vres, un écouvillon cassé ; Malapeyre s'en servit pour faire un trou assez profond dans la terre détrempée, boueuse, et, quand il eut fini, recouvrant le drapeau, les lam- beaux de soie, d'une couche de terre rouge de sang, il trépigna sur cette sorte de tombe; puis, quand il releva la tête vers Fougerel, il entendit le capitaine qui lai disait avec un geste fier : — Maintenant, vive la France! On peut mourir! Et tous deux, sous la mitraille épouvan- table, parmi les cris de triomphe insultants des vainqueurs, au milieu des plaintes sinis- 34 LE DRAPEAU très ou des menaces des vaincus, ces hommes froids, souriants, heureux d'avoir sauvé le drapeau, jetaient comme une arme impuissante la hampe brisée à la face des Prussiens, qui fusillaient maintenant le carré à bout portant. Bientôt il nallait plus rester sur le champ de bataille de Waterloo que le dernier carré, que commandait Cambronne, et où Napo- léon I er voulut du moins, lui, s'enfermer pour mourir. Les derniers combattants de la grande armée allaient tomber, cûte à côte, écrasés, mais invaincus. Fougerel et Malapeyre furent laissés pour morts. Tous deux blessés, l'ambulance les sépara longtemps. On les avait transportés dans des fermes et soignés là, tant bien que mal. Les paysans qui les avaient recueillis les avaient reçus à demi vêtus, les poches vidées par les maraudeurs, et il leur fallut LK DRAPEAU 35 une fois guéris, regagner le pays à pied, étape par étape, plus semblables à des mendiants qu'à des soldats. Mais quoi! ils se sentaient assez riches d'avoir en- foui, comme des avares, le seul trésor qu'ils estimassent plus que tout au monde, car il représentait l'honneur national, il portait les couleurs françaises et leur semblait comme une image palpable de la patrie. Lorsqu'ils se rappelaient cette journée terrible, ou plutôt l'heure crépusculaire où, tout étant perdu, n'ayant plus autour d'eux que la mort, ils avaient résisté jusqu'à la fin, le sang aux yeux, l'injure à la bouche, la main crispée sur la garde d'une épée qu'ils eussent brisée et non rendue lorsqu'ils évo- quaient cette dernière scène du drame dont ils avaient été les acteurs, ces tas de morts aux formes bizarres, ce ciel incendié, cette plaine immense, ce fourmillement à la fois rouge des uniformes britanniques et noir des 36 LE DRAPEAU uniformes prussiens, cette ligne de feu enve- loppant ce carré d'hommes décidés à périr, puis ce drapeau déchiré, cette hampe cassée, cet étendard disputé à l'ennemi et sauvé de son atteinte; lorsqu'ils se disaient : « Nous avons fait cela. » Fougerel et Malapeyre relevaient le front, se regardaient avec des veux brillants et se tendaient la main, en se répétant : « Au moins, ils ne l'ont pas pris, le drapeau des grenadiers de la garde! » Cette idée était la consolation, ce fait d'ar- mes la consécration de leur vie. Retraités, inutiles, bons maintenant à faire des inva- lides, ils se disaient du moins qu'eux seuls, d'un même élan, d'un même aceurd. avaient vengé l'honneur du ment. Aussi bien, lorsqu'ils causaient de ce passé, les deux capitaines souriaient. Fou- gerel se frottait les mains, et Malapeyre, en se caressant la moustache : — « Allons, vieux, un verrefde madère à la santé du drapeau! Tu ne peux pas lui refuser ça! » LE DRAPEAU 37 Ainsi vivaient humblement, doucement, apaisés et contents, ces hommes qui avaient ouvert leurs veines pour faire de la pourpre à un capitaine d'aventure et qui eussent voulu donner leur vie pour éviter une dé- faite à la France. III Un soir qu'ils étaient assis à leur table accoutumée, — Fougerel, fumant sa pipe d'écume et écoutant le bruit des billes d'ivoire roulant sur le billard, — Malapeyre, qui lisait le journal venu du Paris, fit tout à coup un mouvement sur sa chaise, poussa un cri étouffé, et laissa tomber sur •10 LE DRAPEAU la table de marbre le journal qu'il tenait à la main. Au geste de son ami, Fougerel avait regardé Malapeyre d'un air à la fois étonné et inquiet. Malapeyre était livide ; sa lèvre inférieure remuait nerveusement sous sa moustache. Il avait l'air d'un homme qui étouffe. — Eh bien! quoi? dit Fougerel; qu'as- tu donc? — Ce que j'ai? fit Malapeyre. Il voulut parler : la voix s'arrêta dans sa gorge; il prit le journal avec colère, et, désignant d'un doigt tremblant quelques lignes à Fougerel, il ne prononça que ce seul mot : — Lis ! Fougerel hocha la tête, se disant que c'était sans doute encore un compagnon du vieux temps qui venait de mourir — et la seule préoccupation du soldat était de savoir lé nom de celai qui partait, — LE DRAPEAU 11 lorsque, en regardant le passage des faits divers que lui signalait Malapeyre, il senlit lui courir sur la peau un frisson étrange et plein de colère. Un flot de sang- lui monta brusquement aux oreilles et aux yeux. On lui eût donné un coup de crosse sur la nuque, il n'eût pas été plus étourdi. — Est-ce possible! dit-il d'un air effaré. Comment! comment!... Ils l'ont eu? — Lis, répéta Malapeyre d'un ton som- bre. Fougerel relut, scanda un à un les mots imprimés. C'était un extrait de la Gazette de Berlin, qui contenait ce qui suit : « On vient de réparer, à la Garnisons -Kir che, à Potsdam, le tombeau du Grand Frédéric. Au-dessus du mausolée, on a disposé cir- culairement les drapeaux français pris à Waterloo, et parmi lesquels se trouvent l'aigle des dragons de l'impératrice, celle des voltigeurs et l'aigle du 1 er régiment des grenadiers de la garde. » 4^ LE DRAPEAU — Le drapeau! dit Fougère! en s'inter- rompant. ils ont le drapeau! — Continue, répond Malapeyre. qui regar- dait son ami avec des yeux fixes. — « Ce dernier étendard (le nôtre, dit Fougerel avec colère) avait été ramassé sur le champ de bataille, le 18 juin 1815. Ses défenseurs l'avaient déchiré, puis littérale- ment enterré, et c'est le lendemain seule- ment qu'on en a retrouvé les lambeaux en creusant, pour enfouir les morts, les envi- rons de la chaussée de Genappe. La prin- cesse de Hohenlohe a recousu de ses propres mains ce glorieux trophée, qui orne main- tenant le mausolée de Frédéric II. » — Le drapeau, notre drapeau, répéta encore Fougère! , dont la colère augmen- tait, ils l'ont trouvé, ils l'ont gardé! Ah! tonnerre! il valait bien la peine de le dis- puter ainsi à ces sauvages! Ils l'ont pris! Comment disent- ils? Il orne le mausolée de leur Frédéric ! ■ Mille dieux, mon LE DRAPEAU -i3 pauvre Malapeyre, voilà une mauvaise journée! — Très mauvaise, répondit Malapeyre en se tordant la moustache. Puis tous les deux, rêvant, absorbés, se turent et se mirent à songer. Quel écroule- ment! quel réveil ! Cette idée qu'ils avaient, dans l'immense chute de la patrie, sauvé l'honneur du corps, enlevé à l'ennemi le droit d'afficher la défaite du 1 er grenadiers, c'était leur consolation depuis vingt ans, leur joie intime rendue chaque jour plus profonde par l'éloignement, par cette brume des temps qui est comme l'auréole des sou- venirs. Ce suprême défi à la destinée et dernière lutte de deux hommes de cœur avec la fortune, lorsqu'ils y songeaient, les rendaient fiers. Dans la gloire du passé, ils ne voulaient pour eux que cette glo- riole, mais ils la voulaient. Ils se sentaient persuadés que leur devoir n'avait pas été stérile, satisfaits d'avoir combattu jusqu'au 44 LE DRAPEAC bout et, dans le désastre de l'armée et de la nation, sauvé ce débris : un drapeau. Aussi bien les lignes traduites de la Gazette de Berlin leur faisaient l'effet d'un coup de foudre. Elles anéantissaient, en une seconde, l'échafaudage tout entier de leur bonheur calme et résigné ! Il semblait à ces sol- dats rigides qu'on venait brusquement de les mettre à l'ordre du jour, comme cou- pables de lâcheté. Cette mention du dra- peau captif leur paraissait la plus cruelle des injures personnelles. C'était même plus qu'une injure, c'était le reproche sanglant de la patrie humiliée à ceux qui la devaient défendre. — « Ils ont le drapeau! » Cette seule pensée tint muets tout le soir les deux capitaines, et il fallut, pour qu'ils sortissent de leur torpeur assombrie, que le garçon de café vint leur dire : — Il est dix heures, capitaines ! Jamais on n'avait vu les capitaines demeurer si tard à leur table habituelle. LE DRAPEAU 45 Ils rentrèrent au logis, soucieux et sans mot dire. Seulement, avant de se séparer, ils se serrèrent la main dans une étreinte nerveuse, éloquente et prolongée comme un adieu. Puis ils se mirent au lit, mais sans dormir; tous deux revoyaient, en fermant les yeux, les lignes maudites de cet article qui tombait dans leur calme existence comme un boulet sur un toit paisible. Le lendemain, au réveil, les deux amis se saluèrent d'un bonjour triste. Malapeyre soupirait ; Fougerel, tout en se rendant à V Hôtel d'Évreux, frappait le pavé du bout de sa canne, comme s'il eût menacé un adversaire absent. Il faisait beau. Dans leur promenade aux Valmeux, pas un mot du drapeau ne fut dit entre eux. Us res- semblaient à des parents qui évitent de parler de l'enfant qu'ils ont perdu. Le soir, avant le dîner, lorsque le garçon de café apporta à Malapeyre le verre de malaga 46 LE DRAPEAU qu il buvait d'habitude, le capitaine dit d'un ton brusque : — Merci, je n'en prendrai pas. Et comme le garçon le regardait d'un air surpris : — Je n en prendrai plus, fit Malapeyre doucement. Fougerel laissa partir le garçon, aussi étonné que si le clocher de l'église fût tombé tout à coup ; puis, regardant Mala- peyre en face : — Tu prétendais, dit-il, que tu ne pou- vais diner sans ce que tu appelais un apé- ritif? — Oui, autrefois, répondit Malapeyre. — Autrefois, c'était hier. — Entre hier et aujourd'hui, il y a long- temps. — C'est vrai, dit Fougerel. A table, Malapeyre refusa encore le vin qui faisait le « coup du milieu ». Toute la table fut ébahie. On se demandait si le LE DRAPEAU 47 capitaine n'était pas malade. Il était pâle, à la vérité, et assez morne, comme Fougerel. En quittant l'hôtel pour se rendre au café, Fougerel fredonnait, mais sans y penser, un air de marche. — Tu chantes ça sur un air de De pro- fundis, fit Malapeyre. — C'est que c'en est un aussi, répondit le capitaine. 11 y a en moi quelque chose de mort et qui vivait hier : une confiance, un espoir, une joie... Tu sais quoi? Le garçon du Café de la Ville demeura stupéfait, ce soir-là, lorsque les capitaines, apercevant les deux glorias qu'il apportait sur un plateau de tôle, Fougerel dit, en éloignant les grosses tasses à filets bleus et à contre filets dédorés : « Je n'en prends pas, » et que Malapeyre ajouta : « Ni moi. Remportez celn. » — Faut-il laisser le carafon, au moins ? demanda le garçon, en prenant par le col le tlacon d'eau-de-vie, 48 LE DRAPEAU — Non, rien. 11 y avait évidemment quelque chose de brisé dans la vie des deux capitaines. Ce fut l'occasion de plus d'un propos, et les habitués du café prétendirent, mais sans preuves, qu'après avoir engagé leur demi- solde, ils l'avaient perdue dans de mauvais placements. Pauvres gens! D'ailleurs, il faut le reconnaître, ces économies nouvelles apportées dans leur manière de vivre ne nuisirent en rien à la considération des vieux officiers. On n'en parlait à Vernon que pour tuer le temps, comme on dit. Eux, à partir de ce moment, passèrent à peu près, au Café de la Ville, du rôle de con- sommateurs à celui de spectateurs, suivant les parties de billard, de dominos ou d'échecs, et jugeant les coups. Leur opinion faisait loi. Ils se plaisaient à retrouver, dans ces luttes des échecs, les émotions affaiblies et comme les fantômes des batailles d'autrefois. Des années s'écou- i. E I) K a P E a D 49 lèrent ainsi. La sobriété des capitaines était devenue excessive. Fougerel ne fumait plus; rarement et dans les grands jours, il décrochait du râtelier une pipe etla bourrait, aspirant lentement à sa fenêtre le parfum qui lui plaisait, puis il suspendait de nouveau la pipe à la place accoutumée, comme une arme hors d'usage. Quant à Malapeyre, sa tempérance était absolue. Il se fût contenté volontiers de devenir et de rester un buveur d'eau. Ce système soudain d'économie avait une cause, et chacun de ces deux hommes devi- nait instinctivement le motif qui dictait la conduite de son compagnon ; mais aucun d'eux n'y faisail allusion, même en passant, aient pris, en vivant dans une intimité si profonde, l'habitude des mêmes soucis, des mêmes pensées. Ils se comprenaient parfois, sans dire un mot, d'un geste ou d'un regard. La vie en commun et l'affec- tion vraie ont très souvent de ces résultats. 50 LE DEIPBAU La pensée se dédouble, ou plutôt les deux pensées n'en font plus qu'une ; la même âme habite deux corps. Fougerel et Malapeyre ne soufflaient mot de leurs projets, mais chacun d'eux les con- naissait intimement et complètement, tout en sachant gré à son ami de ne point cher- cher à en deviner le secret. lait comme une idée fixe, que ces deux hommes caressaient à l'envi l'un de l'autre, une de ces" idées qui absorbent tout dans une existence et servent parfois à l'homme de prétexte pour vivre, une idée absolue, comme toutes celles des chercheurs de mon- des, une idée sublime et folle. Chacun d'eux avait résolu, à part soi. d'amer, sans plus hésiter, quand il le pourrait, à Potsdam, et, la, de déchirer, de reprendre, de brûler, de voler, d'anéantir — Dieu sait comment! — le drapeau du 1 er régiment des grenadiers . rde, offert en pâture aux regards des curieux, à l'orgueil des Allemands. DU XVE \ Cette idée, peut-être impraticable éi à coup sûr étrange, insensée, avail germé dans le cerveau de ces deux soldats, à la même heure, depuis le jour où ils avaient appris que ce drapeau, qu'ils croyaient sauvé par leurs mains, servait de trophée à l'ennemi. .Nulle puissance au monde n'eût certes pu l^s détourner de cette entreprise, ou leur en démontrer l'impossibilité. 11 leur semblail que cette aventure était le devoir. Leur con- science leur dictait cette consigne étroite, définitive. « À quoi serait bon un soldat, pensaient les deux capitaines, s'il laissait ainsi son drapeau à l'étranger? » D'ailleurs, même au point de vue pure- ment égoïste, l'entreprise devait être tentée Depuis qu'ils savaient que leur dévouement dernier, leur sacrifice, leur suprême colère avaient été il utiles, ils étaient en effet > ; nus sombres, à demi accablés, à demi irri- dormant mal, n'aimant plus les prome- nades d'autrefois, la causerie tranquille, LE IiRAPEAT vie apaisée de la petite ville, inquiets, au contraire, et mécontents comme tous les Icares dont la réalité a durement brisé les ailes. Retombés à terre du haut de leurs illusions, ils aspiraient invinciblement à re- monter jusqu'à leur rêve. Il le fallait pour leur repos, pour leur santé, autant que pour leur devoir. Ils auraient appelé naïvement -me ce qui était de l'héroïsme les bra- s gens. Une seule question les retenait en Nor- mandie, la dure question d'argent : cela coûtait cher, à cette époque, un voyage en Prusse, et les anciens soldats n'étaient pas riches. Aussi c'était pourquoi, tous deux, sans souffler mot, avaient doucement rogné sur leurs plaisirs, sur leurs chères habitudes, les petites économies qui devaient leur per- mettre, avec le temps, de payi r le ?< en diligence de Vernon à Paris, de Paris à la frontière, et de la frontière à Potsdam. I, K DRAPEAU 53 Des années se passèrent ainsi, dans la poursuite de la même touchante héroïque chimère. Sou sur sou, comme tous les pauvres, les capitaines mirent de côté le prix du voyage, et lorsque la somme fut complète, lorsqu'ils demandèrent au rece- veur de leur changer leurs nombreuses pe- tites pièces de monnaie blanche pour quelques pièces d'or, lorsque, en comptant ces saintes et modestes épargnes, chacun d'eux fut certain qu'il pouvait maintenant tenter l'aventure, ce fut une journée de joie entre ces deux vieux amis, et l'un à l'autre ils se révélèrent un secret déjà loin- tain dont chacun savait d'avance le dernier mot. - — Je t'avais deviné, va, mon brave Mala- peyre, dit Fougerel, mais je voulais te laisser le bonheur de te croire seul à nour- rir ton projet. — Je t'avais deviné aussi, fit Malepeyre, mais tu avais l'air si heureux lorsque je "il LE DRAPEAU demandais pourquoi lu ne fumais plus et que tu me répondais : « Parce que... » — Hypocrite, qui disait qu'il n'aimait plus le vin de Madère! — Certes non, je ne l'aime plus. Je n'aime plus que ce drapeau qu'il faut reprendre. Je ne vis qu'en songeant à cela. On ne meurt point parce qu'on devient sobre. Si j'avais eu la folie de dépenser dix sous à une rasade, il me semble que le vin m'eût emporté le gosier. C'était de l'argent que j'eusse volé à mon tiroir secret. — Tu avais un tiroir! dit Fougerel en riant; moi, une tirelire! — Et combien au fond? — Neuf cents francs! — Moi treize cents ! — Crésus, s'écria Fougerel, tu as donc des économies cachées dans des silos? — Non, répondit Malapeyre, mais j'ai vendu le petit coupon de rente qui dormait au fond du portefeuille. Je te demande ce LK DKAl'EA D qu'on pouvait faire de mieux de ce chiffon de papier ? Ça m'a donné cinq cents francs tout de suite ! — Allons, dit Fougerel,tu es un homme, vois-tu, vieux. Embrasse-moi! — Tout de même, ajouta Malapeyre un moment après, c'est vraiment bonde se com- prendre. N'est-ce pas que tu ne pourrais pas vivre en le sachant là-bas, lui? — Nous le rapporterons ici, Malapeyre. — Quand partons-nous? — Demain, si tu veux : — Va pour demain. J'ai mon passeport tout prêt. — Vois-tu, dit encore Fougerel, le vo 1 est loin:, la tâche est difficile; d'autres la trouveraient peut-être ridicule; mais, il n'y a pas à dire, si nous ne faisions pas cela, autant vaudrait avoir capitulé tout de suite au temps jadis, et mourir bêtement ici, gras comme d» j s chanoines et sans souci de ce qui fait les hommes. Tu as raison, partons LE DRAPEAU vite. Il n'est jamais trop tôt pour se mettre en route quand on a à atteindre un pareil but! Avant de partir, ils mirent en ordre leur logis, repliant au fond des armoires leurs vieux uniformes à demi rongés, et faisant un paquet de leurs épaulettes. Fougerel avait gardé au fond d'un cof- fre ses épaulettes de sergent, où les fils d'argent se mêlaient aux fils rouges, ses épaulettes de lieutenant et ses épaulettes de capitaine. Il les contemplait avec une émotion profonde, rattachant tant de sou- venirs à chacune de ces choses muettes qui lui rappelait un devoir accompli, un péril bravé, une joie mâle, une victoire. C'était toute sa vie marquée par quatre étapes. Il les plaça, avec la croix d'honneur de Malapeyre, dans une boîte fermée à clé, et remettant la garde de tout cela à la vieille dame qui leur louait leur logis : LE DRAPE M" 57 — Si nous ne revenons pas, dit-il, vous vendrez tout, et vous donnerez l'argent aux pauvres ! — Vous allez donc en guerre ? demanda la vieille dame. — A peu près, répondit Fougerel. IV Us avaient bien le cœur serré, en quittant Ve'mon, où, depuis plus de vingt ans, ils avaient pris l'habitude de vivre, mais les deux officiers retrouvaient en ce moment qaelque chose de l'ardeur qui les enflam- mait autrefois, au début d'une campagne. 11 leur semblniL qu'un invincible clairon I. E DRAPEAU sonnait la charge. Lorsque la diligence partit, les pavés faisant sauter les vitres qui rendaient, à chaque cahot, des bruits de fusillade, l'impression du combat leur revenait soudain, et ils se grisaient comme de l'odeur de la poudre. C'est un dur voyage qu'ils entreprenaient, fatigant et pénible. Mais l'idée fixe, maî- tresse souveraine de leur pensée, qui les entraînait, leur faisait parailre la route plus courte. On eût dit qu'à l'horizon, comme un signe entraînant, irrésistible. s^ dressait le drapeau arboré jadis sons le sif- flement des balles. Une sorte de mot d'ordre leur revenait sans cesse à l'oreille. Chaque tour de roue les rapprochait du but fiévreusement désiré. Ils croyaient parfois faire un rêve. Il leur semblait, tant et depuis si longtemps ils avaient appelé de leurs vœux ce voyage, il leur semblait que cela n'était point vrai, qu'ils n'étaient pas hii chemin, qu'ils n'allaient pas trouver I. E Ii Il A i' EAU Berlin et Postdam au bout de la route. — Sais-tu ce qui me fait peur? dit. une nuit, Malapeyre à Fougertl. C'est que je crains de ne jamais arriver là-bas. — Pourquoi? demanda Fougerel. — Je ne sais pas, répondit le capitaine en regardant les croupes blanches des che- vaux sur lesquelles sautaient les brides et les harnais éclairés par la rouge lumière des lanternes de la diligence. Ils avançaient pourtant; ils allaient bien- tôt se trouver en Belgique. Ils avaient déjà dépassé Rocroi. Ils éprouvaient maintenant une émotion vraie, profonde, en se disant qu'ils allaient une fois encore quitter cette terre de France d'où ils partaient jadis, a pied, tambour battant, pour aller tirer et recevoir des coups de fusil à travers le monde. Ils irrivèrent à Givet. Ce n'était pas sans raison que, lassé par le voyage, Malapeyre était vaguement attristé. Depuis Rocroi, il s'était senti pris d'un malaise R A P E A C sourd qui devint profond, de douleurs de tête et de crampes. Il n'y avait, dès le début, fait aucune attention. — Ce n'est rien, disait-il; c'est une courbature. Fougerel pourtant le trouvait pâle, l'air ac- cablé, avec une fièvre bizarre dans les yeux. — Souifres-tu donc beaucoup, Malapej demandait-il d'un air inquiet. — Pas du tout, répondait le capitaine, qui mettait son orgueil à ne pas souffrir. Malapeyre était atteint cependant, el il perdait l'appétit: sa tête était alourdie, son crâne serré par une mi . rsistante, mais il essayait de secouer tout cela lors- qu'il songeait qu'au bout du chemin était Potsdam, el. à Potsdam, le drapeau. A Givet pourtant, au moment de passer la frontière belge, Malapeyre avait failli céder à la lassitude, au malaise qui l'accablait. - sur une borne, tandis qu'on attelait les chevaux à la diligence, il regardait au LE DRAP] 63 loin, vers la Meuse, cette terre verte qui se découpait sur l'horizon, et qui était la terre de Belgique. - Derrière, se disait-il, est l'Allemagne, là -bas! Le soir venait. Sur la place, au loin, les soldats français battaient la retraite avec un redoublement d'énergie, pour que le bruit de leurs baguettes vint frapper, sur l'autre rive, les oreilles étrangères. Il faisait bon et beau. Dans l'air, du côté de la haute forteresse au ton gris, des nuées de moucherons tourbillonnaient dans le crépuscule d'un soir d'août. Et Malapeyre ivec une tristesse pénétrante qu'il luvait, malgré lui, surmonter : — Kncore quelques pas et ce ne sera plus la France ! Reverrai -je jamais le Fougerel tout à coup lui frappa sur l'épaule. La diligence était attelée. Le con- ducteur appelait les voyageurs. On partait. I, F. D R A P i: A B En s "appuyant sur le marche-pied, Mala- peyre eut une sorte d'étourdissement. Il se sentit faiblir. Mais, apercevant dans la diligence un uniforme d'officier belge, il se raidit, par une sorte d'amour propre mili- taire, et pour n'avoir pas l'air de faiblir devant un étranger. Il avait beau faire cependant, le mal était le plus fort. A Aix-la-Chapelle, Fouce- rel voulait 'que son ami prit quelque repos. Malapeyre s'y refusa; mais, à Cologne. malgré l'énergie, la ferme volonté de Mala- peyre, qui persistait à continuer la route, il fallut s'arrêter. Le malaise s'aggravait et devenait maladie. Fougerel se désespérait ; il était persuadé que Malapej^e dissimulait une partie de ses souffrances et se trouvait plus durement frappé qu'il ne voulait le laisser paraître. Une sorte de pressentiment douloureux s'emparait de lui. Aux premiers pas faits dans Cologne, il éprouva une façon d'accablement moral, comme s'il LE DRAPEAU 65 devinait que dans ce voyage suprême son ami n'irait pas plus loin. — Puisque tu le veux, dit Malapeyre, demeurons ici. Tu as peut-être raison. Deux jours de repos et deux bonnes nuits suffiront à effacer toute trace de cette bête de fatigue ! Mauviette, va! Ah ! l'on n'a plus vingt ans! Ils cherchèrent à travers les rues un hôtel ; Malapeyre s'appuyait sur le bras de Fougerel, et, en marchant, il frissonnait, secoué par la fièvre. Des guides se présen- tèrent, qui conduisirent les deux soldats dans un hôtel de second ordre, portant sur son enseigne en fer-blanc ces mots : KcbI- nischer Gasthof. Il était situé dans une de ces petites rues, tristes le jour, bruyantes le soir, qui avoisinent le Rhin. Fougerel demanda une chambre à deux lits. L'hôte- lier et les servantes de l'hôtel le regardè- rent d'un air placide. Personne ne le com- prenait. Cependant, on le fit monter au 9 06 LE DRAPE A C premier étage, on ouvrit devant lui la porte d'une chambre où se dessinaient, den des rideaux de percale jaune, deux lits de merisier. Il fit signe que le logis lui conve- nait. La nuit était tombée; Fougerel man- gea un peu de venaison, but un verre d'Affenthaler, et Malapeyre se coucha sans rien prendre. — Demain, disait-il, après un bon som- meil, je serai mieux! Il voulut se lever le lendemain, vers dix heures. A peine debout, la tête lui tourna: il dit tout haut : — Qu'est-ce que j'ai donc? Et Fougerel accourut pour le soutenir au moment où il allait tomber. Une fois remis sur l'oreiller, Malapeyre se sentit mieux. Va sourire triste releva sa moustache, et il dit à Fougerel : — Voilà un voyage niaisement inter- rompu. Pardonne-moi, au moins, mon vieil ami ! LE DRAPE.V D Fougerel haussa les épaules en souriant et affecta de rassurer son compagnon par de confiantes paroles; mais, dans son for intérieur, il se sentait navré véritablement. Jamais il n'avait vu Malapeyre se courber ainsi sous la maladie. Robuste, courageux, bravant le mal, le vieux soldat mettait une sorte de coquetterie à demeurer toujours on santé. Il se moquait, ayant bravé les biscaïens, des fièvres, qu'il appelait des bobos. Pour terrasser un être trempé comme le capitaine, il fallait une affection grave, un mal puissant. Le pauvre Fougerel avait, d'ailleurs, les superstitions des soldats. Ces hommes, habitués à la mort, ont leurs fai- blesses aussi : le héros tient de l'enfant. ■ut anxieux ou rassurés selon que le premier obus ou le premier boulet leur siffle à l'oreille droite ou à l'oreille gaucbe. Fougère! se reprochait maintenant d'avoir dit à son hôtesse de Vernon : « Si nous ne revenons pas! » 11 lui semblait que celle LE DRAPEAU parole suffisait pour qu'un des deux, en effet, ne revint plus. Sa première préoccupation, en voyant Ma- lapeyre décidément alité, fut de trouver un médecin. Il eût refusé pour lui tous les soins prétendant que la médecine est la pire des maladies; mais, pour son ami, il devenait croyant. Ce fut d'abord toute une affaire pour découvrir ce docteur. Personne, dans l'hôtel, n'entendait un mot de français; Fougerel se heurtait à des Allemands qui le regardaient en ouvrant de larges bouches et de grands yeux. Alors, il s'emportait, et peut-être les autres mettaient-ils une malice à ne le point comprendre. Le vieux soldat se sentait perdu dans cette ville où il n'avait ni un ami ni un compagnon — personne — pour secourir avec lui le malheureux. Il lui prenait des colères sans raison; il avait envie de repartir, d'emporter Malapeyre, de regagner Givet, de rentrer en France. Jamais la patrie ne lui avait LE DRAPEAU semblé si chère, si attirante, si profondé- ment bénie. La terre allemande lui brûlait les pieds. Il parvint cependant à découvrir un mé- decin. C'était un vieux petit docteur fort savant, assez égoïste, n'aimant ni ne détes- tant les Français, dont il connaissait la langue, et tout entier à ses expériences. Il alla visiter Malapeyre, qui, en le voyant, bondit sur son lit et dit : — Qui vient là?... Je ne suis pas malade! — Voyons, fit tout bas Fougère], laisse-toi faire ; plus tôt tu seras guéri, plus tôt nous arriverons à Potsdam... au drapeau. Ce mot : le drapeau, faisait sur Malapeyre des miracles. Il lui avait donné l'énergie de continuer, quoique malade, sa route de Civet à Namur, puis à Aix-la-Chapelle et à Cologne ; il lui donna la patience de tendre le pouls au docteur, de se laisser examiner et ausculter. Le médecin ne disait mot. Pas un muscle de son visage ne remuait TO LR DRAPEAU Après avoir considéré le malade, il lui dit merci, prit à part Fougerel et lui annonça que le cas était excessivement grave. — C'est un acres de fièvre bizarre ; le cer- veau est congestionné. Il faudrait beaucoup de soins. — l'en aurai, dit Fougerel. Il ne quitta plus dès lors le chevet de Malapeyre. Il demeurait dans la chambre, — lisait ou, à la fenêtre, regardait passer avec colère des détachements de soldats prussiens, cuirassiers lourds, fantassins au- tomatiques, dont Fougerel n'entendait jamais le pas sur le pavé, sans éprouver une colère sourde. Et comme Malapeyre lui demandait alors quelquefois : — Qu'est-ce que cela? quel est ce bruit ? — Ça? répondait-il, ne fais pas atten- tion... Des maçons qui passent! Rien n'était plus louchant, d'ailleurs, ni plus triste que ces deux hommes, perdus dans une ville allemande, l'un mourant. LE DRAFE.U- incapable de bouger, l'antre incapable de se faire comprendre, et jetés ainsi, tombés dans une auberge où nul ne les savait au monde, où personne ne s'inquiétait de leur sort. Que de fois Fougerel, qui, songeur, repassait au chevet de son ami tous les souvenirs de sa vie; que de fois Malapeyre aussi, dans les incohérences de sa fièvre, puis dans ses apaisements lucides, se di- sait avec douleur que rien ne vaut le coin de terre où l'on est connu, aimé, où le chien familier court après vos pas, où les Heurs mêmes semblent vous reconnaître, le coin de terre qui est plus encore que la patrie, qui est le foyer dans la patrie!... Comme sentaient isolés, passants anonymes, dans cette ville où tout leur était éfrang t. Les mœurs, les voix, les visages, où la langue de leur enfance était une langue inconnue! Et de quelle mélancolie amère ils étaient intimement pénétrés, lorsque le soir venait LE DRAPEAU et que parfois l'écho funèbre des tambours prussiens, battant la retraite, leur parve- nait, au lieu du gai clairon et du leste tambour français ! L'état de Rftalapeyre s'aggravait de jour en jour; la fièvre n'était plus seulement menaçante, mais dévorante. Le pauvre homme avait désespérément maigri. Ses yeux brillaient d'un éclat de mauvais au- gure dans son visage si ouvert auparavant, maintenant creusé, méconnaissable. Malade, il avait toujours soif et trempait ses lèvres avec une avidité bestiale dans la tasse d'orangeade que lui tendait Fougère! . Très souvent il parlait avec une volubilité inquié- tante, disant des mots bizarres, racontant des batailles que Fougerel ne connaissait pas. C'était 1^ délire. Puis à ces fébriles accès succédaient des torpeurs profondes, des atonies comateuses, des sommeils qui faisaient peur. Combien de fois, regardant LE DRAPEAU 73 cette figure mule, si franche et si française, ce profil amaigri de soldat assoupi par la fièvre, ce crâne chauve où l'on eût reconnu la trace d'un coup de sabre, cette tête endormie qu'éclairait faiblement une lampe, Fougerel, en suivant sur la joue du malade la trace cruelle de la fièvre, sentit lente- ment une larme couler sur sa joue jusqu'à sa moustache, tandis qu'un soupir, gros comme un sanglot, soulevait sa poitrine! — Pauvre vieux, murmurait alors Fou- gerel, étais-tu donc né pour mourir ici? Parfois encore, le soir, tandis que Fou- gerel demeurait ainsi, aux côtés du malade, on entendait passer, dans la rue, quelque bande bruyante d'étudiants qui chantaient à pleine voix des chants de guerre. Il sem- blait à Fougerel que ces chansons bachiques, jetées au vent après un repas arrosé de bière, l'insultaient. 11 croyait souvent entendre, parmi cos mots allemands, ce nom belge : Waterloo. 10 LE DRAPEAU Le capitaine alors serrait les poings ou fredonnait en lui-même quelque refrain du pays, pour ne pas entendre, pour étouffer à son oreille les échos de la rue allemande. Une nuit. Fougerel veillait. Malapeyre s'était endormi, après une journée de crise, Fougerel avait pris son repas à ses côtés, allumé la lampe, ouvert un livre français acheté la veille, et là, durant trois heures, Malapeyre n'avait point bougé. Il était une heure du matin environ. Fougerel, à la fenêtre, regardait à travers les vitres les silhouettes curieuses des vieilles maisons qui se dressaient devant lui, se découpant avec leurs toits élevés sur un ciel d'un bleu pâle, criblé d'étoiles, lorsque en entendant un bruit vers le lit du malade, il se retourna. Alors, une angoisse le saisit. Malapeyre était là, sur son séaut, et, le bras gauche appuyé sur l'oreiller, soutenant le poids dejson^corps, il étendait devant LE DRAPEAU lui son bras droit, qui sortait, maigre et nu de sa manche de chemise. Les yeux du capi- taine roulaient, hagards et comme effrayés. Il ne disait rien, mais il désignait quelque objet, quelque vision, contre la muraille. — Fougerel... Pierre, Pierre!... disait-il. Ote cela!... ôte cela! Je t'en prie! Je ne veux pas, je ne veux pas voir cela! Fougère! s'était approché. Il prit Mala- peyre par les épaules, forçant le malade à le regarder dans les prunelles, et, doucement : — Voyons, dit-il, qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce que tu veux ? — Que tu enlèves ça!... ça!... C'est ça qui me tue ! EtMalapeyre effaré, montrait du doigt deux gravures encadrées de bois jaune et suspendues à la muraille. Ces gravures, Fougerel les avait aperçues déjà, mais san les examiner de près, sans se rendre compte du sujet qu'elles repré- sentaient. C'étaient deux reproductions de tableaux célèbres en Allemagne, l'une mon- 76 LE DRAPEAU trant la fin de la bataille de Leipzig, l'autre la poursuite de l'armée française vaincue, après Waterloo, par la cavalerie prussienne. Des deux côtés, même spectacle : des gre- nadiers prussiens , avec leurs shakos bas surmontés de pompons énormes, éventraient ici des fantassins français, tandis que là des hussards de la mort sabraient furieusement des grenadiers de la garde et leur enle- vaient leurs aigles. — Ote cela! répétait Malapeyre;ôte cela! Ce n'est pas vrai, ils n'ont pas pris le dra- peau, ils ne l'ont pas pris! Tu l'as enterré, tu sais bien!... Enterré... Je te dis qu'ils ne l'ont pas pris!... Ote ces images, ôte-les; elles mentent, Fougerel, tu sais bien qu'elles mentent! L'état de Malapeyre était une sorte de dé- lire terrible; un moment, il se leva, droit sur son lit, montrant ses jambes amaigries aux nerfs tendus comme des cordes, et il voulut lui-môme arracher ces tableaux in- LE DRAPEAU saltants de la muraille. Il retomba, brisé, au milieu de son accès de rage, et demeura étendu de toute sa longueur sur sou lit. Fougerel le couvrit, l'enveloppa avec des soins de mère. Puis il alla dans un coin de la chambre prendre une cbaise pour attein- dre les cadres où le mourant avait pu lire ces noms sinistres : Leipzig, Mont-Saint-Jean ! Au moment où il s'approchait encore du lit, son regard rencontra le regard de Mala- peyre, mais non plus menaçant celte fois, ni en quelque sorte fiévreux, mais calme, triste, presque attendri. Le délire avait cessé brusquement, faisant place à cet apaisement affaibli, comme tomberait un voile. Fougerel recula et se sentit troublé : il lui semblait que dans les yeux tout à l'heure enflammés de Malapeyre brillait maintenant une larme. Le moribond sortit alors de dessous sa couverture sa main mai- gre et la tendit à son vieil ami : — Que tu es bon: dit-il d'une voix péni- Lie, lenle et grave ; que tu es bon, mon pau- vre Fougerel! Te voilà garde-malade, à^pré- sent. Console-toi, ajouta le moribend après un soupir, tu n'as pas longtemps à faire ce métier. C'est fini. Je sens que c'est fini. — Es-tu fou? dit le capitaine. Ah! c'est bien intelligent ce que tu dis là! Je t'en fais mon compliment !... — Sans doute, reprit Malapeyre, c'est peut-être triste; mais c'est vrai. Je te rends malheureux en te faussant compagnie; ce n'est pas ma faute. Ah! Fougerel, si je regrette quelqu'un au monde, mon brave et bon Fougerel, tu peux bien dire que c'est toi ! — Tu n'as rien à regretter; tu n'es pas mort, sacrebleu, et avant dix jours tu seras à Potsdam, Potsdam, entends-tu, Potsdam? — Oui, oui, répondit Malapeyre en ho- chant la tôle. Je sais bien, c*e»t la terre promise; mais on n'y entre pas comme on veut. Je sens que je n'irai pas plus loin, mon pauvre ami... Tu sais que j'ai déjà LE DR.VPEA T failli mourir une fois dans ce pays-ci, à l'hôpital de Mayence, blessé, àdemi perdu, en 1813. Il parait que ma destinée était de rester en Allemagne. Ce qui me navre, ce qui me torture, Fougerel, c'est de tomber comme ça, en route, bêtement, sans avoir fait ce que tu sais... Toi, c'est bien, tu es heureux. Tu iras là-bas. Je t'envie cette joie-là. C'eût été bon de revoir le chitfon, — de leur reprendre le drapeau qu'ils ont volé... Si je pouvais marcher, j'irais, fût-ce sur les genoux. Du moins, vieux, ne manque pas de faire ce que je vais te demander. Écoute ! tu as beau te faire illusion ou essayer de m'en conter, je m'en vais. A nos âges, des patraques romme nous sont tuées par un coup de vent, après avoir résisté aux coups de sabre. Eh bien, quand ce sera fini, Fou- gerel, quand tu ne m'auras plus là, continue ta roule seul; fais, toi, ce que nous voulions faire à nous deux. Arrache-le, ce drapeau • lu I er grenadiers, et rapporte-le en France, 80 LE DRAPEAU et quand tu l'auras pris, quand il sera à toi, quand il sera à nous, alors reviens de ce côté, va vers le coin de terre où tu m'au- ras couché, et, frappant du pied, mon vieux camarade, à l'endroit où je dormirai, dis- moi seulement : « Le drapeau est repris, Malapeyre! » Et je te jure bien que je t'en- tendrai! Le vieux soldat avait lentement prononcé ces paroles, qui, dans le silence de la nuit', retentirent déjà comme des accents d'outre- tombe. Fougerel, qui ne se sentait point facilement ému d'ordinaire, eut comme un frisson le long du corps. Mais lorsque Mala- peyre lui dit, après un court silence : — Tu me le promets, n'est-ce pas? 11 se redressa, regarda son ami bien en face, et lui tendant sa large main : — Je te le jure ! répondit-il. Le survivant recevait, grave et résolu, la consigne que dictait le moribond. La nuit fut longue encore. Malapeyre LE DRAPEAU SI s'affaiblissait de plus en plus. La fièvre des derniers jours avait décidément cessé, mais en laissant ce pauvre corps en proie à la prostration la plus grande. Le capitaine était à bout de forces. Il n'y avait plus de vivant en lui que ses deux yeux noirs, qui brillaient d'un feu étrange; ses lèvres pâles tremblaient, et le mal avait en quelques jours émacié ce visage robuste, creusant d'un doigt cruel les tempes et les joues, et faisant saillir les pommettes. Parfois, lorsque Malapeyre, accablé, fermait enfin les yeux, et qu'il demeurait ainsi étendu, la boucbe ouverte et les paupières closes, Fougerel se demandait avec effroi s'il était mort, et,s'ap- prochant alors, il se penchait pour écouter la respiration du malade; mais, au mouve- ment de son ami, le capitaine rouvrait les yeux et fixait sur lui ses prunelles ardentes, tandis que ses lèvres essayaient de sourire. Le matin, vers l'aube, Malapeyre fut pris tout à coup d'un frisson singulier. Il porta il SI LE DRAPEAU la main à sa gorge et, d'un ton bas, de- manda à boire; puis, comme Fougerel lui tendait, du bout de la cuiller, une potion, ses dents mordirent durement le métal, et il repoussa avec un geste sec le bras de son ami. D'un mouvement saccadé, il s'était redressé encore une fois, et désignant tou- jours les images appendues au mur : « Non, non, dit-il d'une voix rauque... C'est faux!... Ils sont trop!... Le drapeau... » Il répéta encore, avec un accent à la fois plein de menace et de déchirement ce mot, le der- nier qui vint à ses lèvres : Le drapeau ! Et il retomba, raide, les yeux fixes, sur l'oreiller. Fougerel lui avait jais la main; il la sentit se contracter, se serrer, et, le regard abaissé sur ee mort, le capitaine demeura debout, laissant couler silencieusement ses larmes et sentant les doigts de Malapeyre se glacer entre les siens. Le jour entrait, furtif et pâle, dans cette chambre, où la lampe jetait maintenant LR DRAPEAU 83 des lueurs intermittentes et mourait à son tour. Un rayon blafard se posait sur le visage mâle et fier de Malapeyre, et rendait ses orbites plus caves, ses joues plus creuses. Fougerel en avait bien vu, des morts et des mourants, dans ses années de guerre; il avait vu tomber, ensanglantés, et demeurer immobiles, dans leurs poses étranges de foudroyés, bien des compa- gnons, bien des amis; mais, cette fois, ce n'était pas seulement un frère d'armes qui tombait : c'était sa propre existence qui se dédoublait et se déchirait. Qu'il était seul maintenant, noyé, perdu dans l'immense foule! La mort lui prenait la moitié de son être. 11 restait là, cloué au parquet, regar- dant à travers ses larmes ce soldat mort, dont l'agonie, sur ce lit allemand, avait eu pour témoins les images des deux défaites : Leipzig et Waterloo ! Fougerel demeura ainsi, absorbé long- temps. I)>ii\ ou trois petits coups secs, SI LE DRAPEAU frappés sur ]a porte, le tirèrent de son atonie. Il répondit machinalement : — Entrez. C'était le docteur, le petit docteur, froid, impassible, qui doucement demanda : — Eh bien? — Voyez, répondit Fougerel en lui mon- trant le mort. Le médecin fit simplement un ah! sans étonnement, et après avoir considéré un moment le cadavre : — Eh bien, monsieur, dit-il, n'ayant pu le sauver, je me mets du moins tout à votre disposition pour vous faciliter les détails, toujours ennuyeux, et surtout pour un étranger, de l'inhumation. Fougerel éprouva tout d'abord, devant ce calme et cette indifférence, une colère sourde, et il se demanda s'il n'allait point précipiter le petit homme par la fenêtre; mais il songea qu'après tout le médecin n'avait aucune raison de s'émouvoir et qu'il L F. DRAP K \ F S5 faisait, au contraire, ce qu'il pouvait pour être aimable. Alors il remercia, et machina- lement il suivit le docteur à travers les bu- reaux, les agences où devaient être reçues les déclarations. Fougerel, déjà irrité par son séjour en Allemagne, était rendu plus nerveux par cette mort soudaine et cet implacable mal- heur. Il allait et venait dans les rues de Co- logne comme un aveugle, ne voyant et n'en- tendant rien, suivant sa pensée avec une persistance douleureuse. La souffrance qu'il éprouvait de la perte de son ami se trouvait doublée par celte mort en pays étranger, Fougerel eût dit volontiers en pays ennemi. « 11 y a, sur le so.l natal, des endroits bénis où la lin sem- blerait plus douce. On sy endort, on meurt chez soi, » songeait Fougerel. Il avait eu l'idée de ramener te corps de Malapeyreau pays; mais, outre que c'était long, difficile et que Potsdam attendait, l'éternelle ques- LE DRAPEAU tion d'argent était la! Après tout, se disait le capitaine, le vieil ami ne sera pas le seul. Tant d'autres pauvres diables sont morts avant lui, sur cette rive... autrefois... et dites-moi un peu pourquoi!... Il passa toute sa journée à courir dans cette ville inconnue. La petit docteur l'avait quitté, lui ayant donné tous les ren- ts désirables; mais Fougerel avait oublié vite, et, dans laie des ruelles - ■ ouloirs, il lui fallut se débattre, chercher, demander, s'irriter, pour obtenir qu'on lui permit de donner une tombe à son ami. Il souffr a malheureux, à se voir ainsi forcé de parle- menter avec des employés au ton rogue, les Prussiens à l'air railleur. I - tait - il d'âpres colères, bientôt refoulées; il n'entendait rien à ces noms qu'on lui dictait; il éprouvait l'imni L B DRAPEAU >: souffrance de l'isolement, décuplée par une des plus profondes douleurs qu'il eût ressenties de sa vie. Le soir, brisé, las, pâle, et défait, il rentra à son hôtel, qu'il eut de la peine à retrouver. Les gens de la maison le reçurent cette fois avec une politesse affectueuse. Il y avait tant de déso- lation sur ses traits que son rude visage en devenait imposant et beau. Il mangea du bout des dents, salua ses hôtes et monta à sa chambre. Du bas de l'escalier, une des servantes lui demanda s'il fallait faire un lit pour lui dans une autre pièce : — Non, dit-il, merci. Je veillerai. On avait jeté sur le corps de Malapeyro ce drap blanc des morts dont les plis rigi- rennent des aspects de marbre. Un peu d'eau bénite était sur une table, auprès du cadavre. Fou^erel regarda ce lit mortuaire et soupira. Puis il s'assit. Il prit un livre et ne put lire. Alors il demeura là, rêvant, les yeux rivés à ce suaire, et la pensée amère- LE DRAI'EA D ment emportée vers les souvenirs d'autre- fois, les nuits de bivac, les journées de bataille, et les longues et chères promena- des aussi, les paisibles soirées de Vernon. Que de temps passé! que tout cela était loin! Quelle succession d'amertumes que la vie ! Mais, à travers ces pensées, une idée impérieuse revenait et se refaisait sans cesse sa place. Fougerel entendait encore et toujours la suprême parole du mort, et, au milieu du bourdonnement et du tintement que causaient la fatigue et l'espèce de vide de son cerveau, il lui semblait entendre répéter souvent ce mot: « Le drapeau! » Fougerel, accablé, s'assoupit un peu vers le matin. Lorsqu'il s'éveilla, les porteurs de la bière et les ensevelisseurs arrivèrent. Le capitaine demeura là, voulut être présent durant les apprêts lugubres. Lorsqu'il vit son ami couché dans le cercueil comme un chevalier dans une armure, il souleva un coin du suaire, et, se penchant sur ce front LE DRAPEAU de soldat, ridé, chauve et marqué d'un coup de sabre, il y posa ses lèvres, dernière acco- lade du frère d'armesau frère d'armes. Puis, jusqu'à la fin, il resta debout, l'air résolu. Ce jour-là, le ciel, voilé depuis la veille, était devenu pluvieux. De petites gouttes d'une sorte de bruine froide tombaient, délayant la boue dans les rues. On put voir, traversant Cologne pour se rendre au delà de Hahnenthor, sur la route d'Aix-la-Cha- pelle, vers le cimetière, le triste convoi d'un inconnu derrière lequel, seul, la tète dé- couverte, marchait un homme en cheveux blancs. Le capitaine Fougerel ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui; il marchait, invinciblement attiré par celte bière qu'on portait devant lui ; cependant il remarqua que les passants ne se décou- vraient pas devant le mort comme en France. 12 90 LB DRAPEAU — On ne te salue guère, mon pauvre Malapeyre, pensait-il. Dans notre petite ville de Vernon, tu aurais eu le piquet de troupiers pour faire escorte à ton ruban de la Légion d'honneur ! Après tout, je suis là, mon vieil ami, et cela te suffit, je gage ! Les passants devenaient sérieux à regar- der cet homme qui marchait ainsi, inconnu de tous, sous la pluie, à travers les rues encombrées, et ils murmuraient tout bas : — Un Français ! Au coin du cimetière, dans un angle pai- sible, loin des tombes monumentales, à côté d'humbles tumuli couverts de lierre et de fleurs, le capitaine fut placé, tandis que Fougère), mordant avec douleur sa lèvre inférieure, ne pensait déjà qu'à ce jour pro- chain où il reviendrait, là, à cet endroit même tenir le serment fait au mort et lui dire : — Malapeyre, le drapeau est repri- ! Lorsque tout fut achevé, Fougerel de- LE DRAPEAU 91 meura encore un moment devant la tombe fermée. — Mon pauvre Malapeyre, dit-il tout haut, mon vieux camarade !... — Allons, ajouta-t-il avec un geste assuré, à bientôt ! Et il regagna le logis où il avait laissé une partie de sa vie. En rentrant dans la chambre mortuaire, il la trouva immense, glacée. Ses pas dans celte vaste salle lui semblaient résonner comme sous des arceaux. En regardant le lit, maintenant recouvert d'une banale cou- verture de percale à fleurs en attendant un voyageur nouveau, ses yeux rencontrèrent les deux gravures dont la vue avait irrité cruellement le pauvre Malapeyre. Cette fois, Fougerel atteignit les cadres insultants et, d'un coup de talon, les brisa au milieu de la chambre ; puis> heureux, avec des yeux pleins de larmes, il trépigna dessus avec une amère joie. 92 LE DRAPEAU Le lendemain, il les fit mettre sur la carte. L'aubergiste, flegmatique, ne laissa échap- per aucune marque d'étonnement. Il ajouta, en le doublant, au total de la note, le prix des gravures. Fougerel repartit aussitôt. Il avait hâte, en agissant, en recherchant le mouvement et la lutte, de secouer la tristesse profonde qui s'était emparée de lui. Lorsque, au détour de la route, Fougerel vit disparaître, derrière un pli de terrain, la haute masse du Boni inachevé, il ne put s'empêcher d'éprouver ce serrement de cœur qui vous saisit lorsqu'on laisse derrière soi un coin de terre adoré. 11 avait regardé longtemps l'entassement des maisons, les flèches des églises, les ponts immenses jetés sur le vieux Rhin, et, dans ce tas de logis inconnus, de pierres et de rues, il cherchait toujours à deviner l'em- placement silencieux où dormait Malapevi &. Puis Cologne s'effaça au loin. LE DU.VPEA U 93 Il répétait machinalement : « Cologne!... Venir mourir à Cologne ! » Et cette ville étrangère lui paraissait à la fois haïssable et amie, car elle lui prenait — mais lui gardait aussi — la moitié de son cœur. Puissance do l'idée fixe, de la volonté, de .irnement à un devoir ! Fougère], à me- sure que la petite diligence, étouffante et cahotée, qui l'emportait vers la Prusse, avançait, Fougerel ne songeait plus qu'à l'œuvre insensée qu'il voulait tenter, et il lui semblait que Malapeyre était toujours à LE DRAPEAU ses côtés pour lui dicter sans cesse le mot d'ordre : Au drapeau ! Arrivé à Berlin, Fougerel se sentit pris de colère, devant cette capitale à l'aspect de caserne, pleine de soldats corrects et d'offi- ciers insolemment élégants, ville de rési- dence, de caporaux et de courtisans. Dès le premier jour, il prit des informations pour savoir comment on pouvait aller à Potsdam. On lui indiqua l'heure à laquelle partait la diligence, et le lieu où il pourrait la prendre. In interprète débattit pour lui avec le cocher le prix voulu, aller et retour. Fougerel ne se souciait plus de converser avec des 'Alle- mands ; il éprouvait une sorte de rage à en- tamer ces dialogues où il ne se faisait point comprendre. Le lendemain matin, rasé de frais, ganté, sanglé comme un jour de revue (et c'était un jour de bataille), le capitaine Fougerel partit pour Potsdam, où — enfin! enfin! il allait se trouver dansquelques heures. 11 avait la fièvre; il fredonnait en lai- LB DR A P E AU 97 même un refrain de sa jeunesse; il avail l'impatience de l'homme qui touche à la minute décisive de sa vie. Il pensait à Ma- lapeyre aussi ; il regrettait jusqu'au profond de l'àme qu'il ne fût point là, à ses côtés. — Pauvre ami, c'eût été sa grande joie ! Car il ne doutait pas, chose singulière, que le drapeau du régiment ne fut bientôt à lui. C'est un privilège de l'extase qu'elle rend tangible une impossibilité. Il ne se demandait même point comment il ferait pour atteindre le drapeau, pour l'arracher à l'ennemi, pour l'emporter. Il était certain que le drapeau lui appartien- drait. Il le sentait déjà, pour ainsi dire, entre ses mains, et la soie frissonnait par avance sous ses baisers. Ce n'était pas à un combat que semblait marcher cet amant du devoir, mais à un rendez-vous d'amour. 11 éprouva pourtant une émotion profonde et grave lorsque, la voilure s'arrêlant, le conducteur jeta ce non : 13 93 LE DR APS AU — Potsdam! Putsdam? C'était donc là! Il ne savait de toute la langue allemande que le nom de l'église où se trouve, dans cette ville solennelle et régulière, ornée d'arcades, de palais, de statues, le tombeau de Frédéric le Grand, la Garnis ons-Kirche. Un passant la lui indiqua du doigt. La Garnisons-Kirche, à Potsdam, nue et grise, comme toute église protestante, n'au- rait rien de remarquable à coup sûr, si elle ne contenait le tombeau du grand Frédéric . C'est un temple froid et clair, avec des bancs et des galeries de bois, des murs sans ornement, des verrières sans Couleurs. Quelque chose comme une église de campa- gne. Seul le cercueil du roi emplit de gloire ce lieu sans grandeur. 11 est de plain-pied avec le visiteur, ce tombeau devant lequel s'arrêta le vainqueur d'Iéna, pensif et satis- fait. Au milieu de l'église, dans un c factice en forme de chapelle, le tombeau, LE DRAPKAC 99 d'aspect noir, enétain, sans ornements, ap- paraît, faisant face au cercueil paternel, cà travers la grille de fer qui le sépare de l'église et de l'accès du public. Jadis figu- raient là Tépée et les décorations de Frédé- ric le Grand. Napoléon, en 1806, les fit em- porter. Et comme un des siens lui conseillait de mettre à son côté l'épée du grand Frédé- ric : «Imbécile! répondit l'empereur, blessé dans sa vanité. Aquoibon? J'ailamienne ! » La Prusse a fait à son roi des trophées de nos drapeaux. Deux trophées d'étendards captifs ornent la chaire ou chapelle de mar- bre qui surmonte le sépulcre royal. .Vu-dessus de cette chapelle, une sorte 'I i calorie s'élève, dominant le tombeau ; on y parvient à droite et à gauche par un escalier, et, arrivé à la galerie, on aperçoit alors au-dessous de son regard les dalles noires et blanches de l'église, la grille qui s'ouvre sur le caveau du roi, les- deux fais- ceaux de drapeaux de la Grande-Armée, aux ■^JnWersîtaT BIBLIOTHECA 100 LE DRAPEAU couleurs fanées, aux franges déchirées par les balles, et qui pendent,- carrés, à leurs hampes bleuâtres. Les plis poudreux de ces étendards des gTandes guerres arrivaient alors jusqu'à la portée de la main des visi- teurs. Depuis quelques années, une sorte de balustrade en sépare davantage le public. En se penchant sur la galerie, on pourrait cependant encore toucher cette soie déchi- rée, déchiquetée dans le combat, et qui ré- pand comme une odeur de salpêtre et de poussière. Ces trophées des victoires de Bliicher étendent ainsi leur ombre sur le sommeil du roi philosophe. Les petits-neveux du vainqueur de Rosbach témoignent de leur haine contre les vainqueurs d'Iéna. Tout cœur français se sentirait durement frappé à la vue de ces drapeaux, arrachés aux mains crispées des morts de Waterloo. En entrant dans la Garnisons-Kirehe, Fen- gerel, pâle, contenant, sous une froideur feinte, l'émotion la plus atroce qu'il eût LE DRAPEAU 101 ressentie de sa vie, avança lentement, les veines glacées, et tout d'abord ses yeux s'arrêtèrent sur le tableau des médaillés de 1813 morts h Potsdam, invalides de la guerre de Tin dépendance allemande, dont on encadre les médailles en souvenirs de leurs hauts faits. Le capitaine regarda cela, -avança ensuite jusqu'à la grille de la cha- pelle, il s'arrêta brusquement. Au-dessus de lui, dans la lumière presque insultante d'un rayon de soleil, il avait vu enfin des drapeaux tricolores, des drapeaux français, avec leurs lettres d'or et leurs inscriptions. Un coup de couteau ne lui eût pas fait plus de mal. 11 se sentit pris d'une rage profonde en les regardant, ces drapeaux noircis et funèbres comme des crêpes de deuil. Il lui fallut demeurer un moment immobile, tant son émotion était grande. Le sang lui monta au front et battait à ses tempes. Puis le capitaine revint à lui, et il pas^a sur son crâne, qui brûlait, sur ses yeux gros do 102 LE DRAPE AT larmes. sa main tremblante, lorsqu'un vieil- lard presque gigantesque, maigre, sec, moustache rude, coifie d'une casquette à cocarde noire et blanche et portant une longue capote grise de sous-offiçier, s'ap- procha, et, après l'avoir un moment consi- déré, lui dit d'une voix gutturale : — Monsieur est Français? Monsieur veut visiter? — Oui, répondit alors Fougerel en se- couant son ('motion terrible. Le gardien fit quelques pas vers la cha- pelle, l'ouvrit, alluma une chandelle, puis s'arrêtant brusquement devant le tombeau sur lequel luisait la lumière, et, prenant instinctivement la pose correcte et machi- nale du soldat prussien à l'exercice, il commença d'un ton de litanie V explication qu'il donnait, depuis bien des années, aux visiteurs. Il détailla les hauts faits du roi de Prusse, le récit de ses combats; | désignant les trophées suspendus au dehors LE DRAPE AT 103 il entama machinalement le récit de la ba- taille de Waterloo, où les drapeaux fran- çais avaient été conquis ; mais au moment où il prononçait ce nom de défaite : — Inutile, interrompit Fougerel,je sais... j'y étais... — Ali ! fit le sous-officier en demeurant immobile. 11 se fit un silence glacial entre ces deux hommes. Le capitaine, l'œil lixe, ne disait mot. Tout à coup le Prussien, au bout d'un moment demanda tout bas à Fougerel : — Quel régiment? — 1 er grenadiers de la garde. Dernier carré! — Ah! dit encore le Prussien, c'est mon régiment qui vous a chargés... — Quel régiment? — Hussards noirs! Le capitaine ne répliqua pas, mais il re- dressa sa haute taille, et, regardant le gi- lui LE DRAPEAU L'anlesque sous-officier droit dans les yeux, il fît vibrer dans ] "éclair de ses prunelles toute sa rage concentrée, toute sa fureur passée, toute sa douleur présente; et, de- vant l'électricité farouche de ce regard, le gardien baissa lentement ses paupières sur ses veux d'un bleu gris et froid. C'était comme une flamme de la lutte ancienne, qui brillait et incendiait encore, montrant la profondeur sinistre de la haine amassée entre ces combattants d'autrefois, maintenant vieillis, cassés, courbés par l'âge. Après trente ans, la patriotique colère, la rage de la mêlée subsistaient dans toute leur fièvre ardente. Fougerel, raide, su- perbe, fit d'un pied assuré deux pas en avant. — De la-haut, — dit froidement le gar- dien en relevant un peu la tète et en mon- trant la galerie, puis l'escalier qui y con- duisait. -- on voit mieux les drapeaux. A ce moment même, la porte de la Garni- sons-Kirche s'ouvrait et se refermait avec LE DRAPEAU 103 bruit. C'était une famille de touristes anglais qui y entraient en parlant très haut. Le sous- oflicier, avec cette avidité de fauves à l'affût qu'ont les guides, quitta un moment le capi- taine pour aller recevoir les visiteurs, dont il attendait sans doute un pourboire plus considérable, et Fougerel en profita pour sor- tir de la crypte, et gravir aussitôt les mar- ches qui conduisaient au premier étage. Son Cœur sautait sous son habit boutonné. Une fois arrivé sur cette sorte de terrasse, le capitaine, en se penchant, eut comme un éblouissement. Là, près de lui, les aigles, dans la lumière, faisaient étinceler encore leur or poudreux; les inscriptions glorieuses éclataient sur les drapeaux déchirés; là, à portée de sa main, courbés en éventail de- vant le tombeau du roi prussien, les éten- dards de la vieille garde semblaient couchés comme des courtisans qui saluent un maî- tre. Quelle âpre et violente douleur ! les revoir en un tel lieu, captifs, offerts à la cu- 14 106 LE DRAPE AC riosité banale ou à l'ironie des foules ! Quelle fièvre aussi, quel immense rêve! les sentir si près, les voir prés de soi, les toucher! Le sang de Fougerel battait horriblement. Une sorte d'angoisse lui serrait la : _ et le faisait vaciller sur ses jambes. Il avait envie de s'élancer sur ces trophées et de les jeter bas. d'un coup violent, inouï et de se précipiter avec eux dans le vide, les tenant embrassés, lorsque tout à coup, juste- ment sur celui des drapeaux qui se trouvait le plus rapproché de la balustrade où il s'accoudait, le capitaine aperçut, étincelant encore, le chiffre de son régiment, ce chiffre I des grenadiers. Il le revit, ce lambeau superbe pour le- quel il avait joué et voulu donner sa vie : il le reconnut encore à cette hampe bi dont une balle avait emporté l'aigle, alors que le capitaine L'agitait là-bas, clans la fu- . Le drapeau! c'était le drapeau du régi- ment, le drapeau lacéré, déchiqueté, ram LE DRAPEAU 107 sur les corps étendus, et recousu, pour la plus grande gloire de la Prusse, par les jolies mains d'une princesse allemande!... — Malapeyre ! Malapeyre ! murmura instinctivement Fougerel. Il se sentait poussé par un sublime ver- tige ; il se pencha sur la balustrade, atteignit de sa main droite fiévreusement étendue le drapeau dont la soie vieillie caressa ses doigts comme une peau de femme, et, le prenant alors à pleine main, d'un coup vio- lent, tirant à lui l'étoffe sacrée, m'arracha, la déchira rapidement, l'attira vers lui, la baisa avec une joie débordante, puis brus- quement, comme s'il venait de commettre un forfait, il serra d'un geste prompt ce bunbeau tricolore sur sa poitrine, bouton- nant en hâte sa redingote, et se redressant tout à coup, tandis que là-bas, dans l'église, le sous-officicr-gardien disait en anglais aux nouveaux visiteurs : 108 LE DKAPEA — Approchez s'il vous plaît; le tombeau est au milieu. Fougerel, pareil en ce moment à un prêtre croyant qui vient de recevoir l'hostie, descendait déjà les marches qu'il avait" gravies tout à l'heure, et, ému jusqu'aux os, étouffant son immense joie, il ne songeait qu'à regagner la porte de l'église et la rue. Au bas de l'escalier, devant la grille du tombeau, il se heurta contre le gardien, qui le regardait, l'air obséquieux, la main tendue. Fougerel lui donna au hasard, sans le regarder, une pièce de monnaie (le gar- dien dit depuis que c'était un louis d'or); puis, brusquement, le capitaine alla droit devant lui jusqu'à la porte extérieure. 11 étouffait. L'air du dehors le frappa en plein visage, frais et bon. Fougerel ôta son cha- peau et se mit à marcher tout droit, à tra- vers la place, d'un pas rapide, ne songeant plus à la voilure qui l'avait amené, QC pen- LE DR.VPE.U' 109 sant à rien qu'à fuir, qu'à emporter, à cacher, à dérober sa conquête. L'idée qu'il avait volé quoi que ce fût ne lui venait pas : il n'avait que la joie du soldat qui a em- porté une position d'assaut, et qui se retrouve sain et sauf, après la victoire. Ce drapeau sur la poitrine lui causait comme une cha- leur réchauffante. Le capitaine rayonnait, et cependant son cœur battait à coups pré- cipités. Le carillon de la Garnisons-Kirche se mettait justement à jouer en sautillant un air guilleret, heureux, un air français. Fougerel l'entendait. Il lui semblait que le carillon joyeux célébrait son triomphe. Il avançait à grands pas, comme à la charge. Ces rues droites de Potsdam, tirées au cor- deau, semblables à celles de Versailles, lui paraissaient interminables. D'ailleurs, il ne voyait rien, il avait devant les yeux comme un voile. Il allait. Un contentement vaste, profond, absolu, l'inondait d'une joie qu'il n'avait jamais ressentie, juie de Qancé enle- 110 LE DRAPEAU vant sa fiancée, joie de poète touchant à son rêve, joie de fou embrassant sa chimère, ou plutôt joie plus profonde et plus grave, la joie faite de volonté du soldat qui vient, en dépit de tout obstacle, d'accomplir son devoir et de gagner la bataille. Tout à coup, derrière lui, Fougerel enten- dit une clameur, un bruit de voix, des cris, le choc de talons lourds sur le pavé, et, livide, en se retournaut, il aperçut un groupe d'hommes qui, du bout de la rue, couraient vers lui en criant. La seule pensée de Fougerel fut celle-ci : — Il est perdu! Il ne songeait qu'au drapeau; il s'oubliait lui-même. Presque en même temps, la pensée lui vint de jeter au hasard dans quelque puits ou quelque trou, n'importe où, le drapeau qu'il avait enlevé. Il lui avait semblé, en venant, traverser une rivière. C'est la Havel, qui arrose San-Souci. Où se trouvait-elle? Il eût, en roulant l'étendard LE DRAPEAU 111 autour d'une pierre, jeté ces lambeaux au courant de l'eau. Cette idée lui venait, tandis que, hâtant le pas pour fuir, il enten- dait les cris se rapprocher et redoubler. En courant, il se trouva brusquement devant le petit canal qui traverse la ville. ïl se crut sauvé, ou du moins il crut sauvée l'étoile tri- colore qu'il avait conquise. Il s'arrêta court, chercha du regard un caillou, un objet quel- conque, et, glissant sa main sous son vête- ment, il y sentit la soie frissonnante, lorsque tout à coup, débouchant de l'angle d'une rue transversale, rouges, essoufllés, trois ou quatre sous-officiers prussiens, sortant de la caserne qui est proche, se précipitèrent sur le capitaine en hurlant des menaces. Fougerel dégagea ses mains et, faisant quelques pas en arrière, s'adossa aussitôt ù la muraille d'une maison : là, blême et me- naçant, les yeux embrasés sous ses rudes sourcils, la moustache hérissée, les poings fermés, le grand vieillard attendit l'attaque 112 LE DRAPEAU des soldats, qui reculaient devant son regard. — Vous ne l'aurez pas! disait-il; lâches, vous ne l'aurez pas ! Mais déjà la foule grossissait autour du Français. Le gigantesque gardien de la Gar- nisons-Kirchc accourait, ameutant -les pas- sants, criant : A mort! et montrant son poing osseux au capitaine, dont l'attitude menaçante demeurait pareille à une statue. Les injures, les cris, les hurlements se croisaient autour de Fougerel ; pourtant on n'attaquait pas encore, lorsque le sous- officier géant poussa par les épaules les soldats qui se trouvaient devant lui, et les jeta littéralement sur le capitaine. Alors, décidé à se laisser déchirer, assommer par ces furieux, Fougerel disputa sa vie et ce qui était plus que sa vie — le drapeau aux soldats, dont les poings le prirent au cou, dont les souliers le frappèrent aux jambes. Il serrait contre sa poitrine le dra- peau que d'autres mains tentaient de lui LE DR A V E V U 113 reprendre. Les doigts crispés sur cette étoffe sainte, il sentait les ongles des assaillants lui labourer la chair : — Lâches, criait-il encore, vous ne l'au- rez pas ! vous ne l'aurez pas! Les soldats le poussaient furieusement contre la muraille. — A coups de sabre ! cria le sous-officier. L'un d'eux dégaina, et Fougerel sentit la lame de fer lui tomber sur la joue. D'autres le prenaient par les jarrets et le renver- saient. Cette meute l'eût mis en lambeaux sans remords. — Misérables! cria le capitaine, dont le sang coulait... 11 murmura encore quelques mots : « lla- lapeyre! mon pauvre Malapeyre! le dra- peau!...); Et il s'évanouit, perdant son sang. Blessé àla tête, les soldats voulaient l'ache- ver. L'arriv.'e d'un officier le sauva. On le porta à l'hôpital ou plutôt à l'infirmerie d'une prison. Quand il revint à lui, ce fut 114 LE DRA.PE.vr pour répondre aux questions que lai posè- rent des juges instructeurs. D'abord il ne voulut pas se soumettre à l'interrogatoire; il disait : — Laissez-moi, fusillez-moi; je ne vous connais pas! Puis il se décida à dire pourquoi il avait arraché le drapeau. — J'avais juré de le reprendre. Il ne donna plus, dès lors, d'autre raison. Lorsqu'il fut guéri, on le mit au cachot. Il y resta six mois, pendant qu'on instruisait son procès. L'affaire avait fait grand bruit; les mangeurs de Français, comme s'appe- laient alors les imitateurs de l'écrivain Men- zel, en tiraient un parti considérable dans les gazettes. Fougerel,lui, ne sortait plus de son mutisme sombre. A la fin, l'ambassa- deur de France intervint dans ce débat et laissa entendre que les six mois de prison préventive suffiraient bien à punir le capi- taine; le pauvre diable étant peut-être un peu LEDRAPE.VT 115 fou. Il obtint que Fougère! serait mis en liberté,' ce qui fît. à cette époque, accuser de faiblesse le gouvernement prussien. Lors- qu'on lui annonça ce résultat, Fougerel ne laissa paraître aucune joie II dit seulement : — C'est bien. Une escorte de gendarmes prussiens le reconduisitjusqu'à la frontière. H demanda, à Cologne, la permission de s'arrêter uno journée, une après-midi, une heure, afin d'aller au cimetière. On lui refusa cette faveur. Et, lui, hochant la tête : — Après tout, se dit-il, cela vaut peut- être mieux. Qu'irais-je dire àMalapeyre? Je n'ai pas tenu parole! A la frontière belge, il fut libre, mais sans éprouver aucun sentiment heureux on recouvrant cette liberté. Il lui semblait main- tenant que sa vie était finie, manquéo. usée, inutile. Jamais, même apr-'-s les dé- sastres de son âge mûr, il ne s'était senti 116 LE DRAPEAU aussi profondément vaincu et humilié ! Lors- qu'il revit, à Givet, l'endroit où s'était assis Malapeyre, déjà malade, ce soir d'août oùles moucherons volaient dans l'air, Fougerel sen- tit un sanglotluimonteràlagorge,etilpleura. — Oui, dit-il tout haut, pleure, va; main- tenant tu n'as plus que cela à faire ! VI Il revint à Vernon, et il éprouva une douleur profonde, mais silencieuse, en re- trouvant dans la petite ville toutes choses en leur coin habituel, les mêmes gens, les mêmes pavés, tout, excepté l'ami qui lui rendait, en ce coin de France, la vie aima- ble et occupée. Comme ce petit logis de la 118 LE DRAPE AT vieille rue Saint-Jacques, plein de souvenirs de vingt années, où chaque objet rappelait le souvenir de Malapeyre, sembla triste et immense à Fougerel! Il lui fallut conter à la vieille dame la mort de son ami. Elle écoutait, levait la main au ciel, disait : — Pauvre monsieur ! Quand Fougère] eut fini, elle lui demanda doucement d'où lui venait sur la joue droite cette cicatrice qu'elle ne lui connaissait pas. — Oh! rien, répondit Fou,£rerel. Un post- scriptum au passé, voilà tout. A partir de ce jour, il reprit peu à peu l'habitude d'aller comme jadis dîner à VHôtel (TÉvreux et fumer sa pipe au Café de la Ville. On lui réservait toujours sa table, a table des capitaines. On le saluait, on le choyait. Il parlait peu et se promenait vo- lontiers seul sur l'avenue de la Maisonnette, ou il allait jusqu'aux Valmeux. ainsi qu'au- trefois avec son ami. Tout en marchant, on l'entendait parfois so parler comme à lui- LE DRAPBATJ 119 même ou à un être imaginaire auquel il di- sait de temps à autre : — Que veux-tu? j'ai fait ce que j'ai pu. Il ne faut pas m'en vouloir. Souvent, à l'hôtel, il demandait, pendanl son repas, un peu de malaga. — Une larme, disait-il. Et il le buvait doucement, en souvenir de l'ami mort. Puis il rentrait au logis, dépliait les vieux papiers laissés par Malapeyre, les relisait, hochait la tête ou encore regardait les épaulettes du capitaine, sa croix d'hon- neur et la capote portée à Waterloo, et s'occupant à rechercher dans le drap usé la trace de la balle qui avait blessé son ami : — Voilà, disait-il. Oui ! En pleine poi- trine. Et après avoir supporté ça, mourir d'une fièvre eu royage. Parodie que la vie ! 11 vieillissait ainsi, de plus en plus triste, 120 Li: DRAPEAU courbé. Les années passaient. Les petites filles que Fougerel avait vues autrefois jouer à la corde dans le Bassin-Vert étaient devenues maintenant des femmes, des mères de famille, presque des grand'mères, dont les enfants jouaient aussi, à leur tour, sur le Bassin-Vert. Les petits garçons aux- quels il apprenait en riant l'exercice étaient officiers, négociants, sous-préfets. La vieille dame qui louait le logis de la rue Saint- Jacques était morte. Tout changeait, tout se modifiait ; les être?, les choses; une _ - nération arrivait, d'autres partaient, et \\ vieux capitaine Fougerel, ridé, cassé, se traînant sur sa canne, allait toujours à la table des capitaines, donnant en passant son coup d'œil aux joueuis d'échecs ou de billard. Il était maintenant plus qu'octogénaire, et le chagrin en avait fait un vieillard pres- que en enfance. LE DRAPEAU 123 On l'entendait radoter et marmotter tout seul : — Non, il ne faut pas m'en vouloir... Nous nous serions défendus à deux, voilà tout! Mais à Potsdam, comme à Waterloo, ils étaient trop, vois-tu, vieux! D'autre fois, il demeurait pendant les beaux jours, assis sur un banc, au soleil, le long des Avenues, le regard plongé dans une contemplation muette, ses yeux fatigués regardant devant lui sans voir, et sa main traçant machinalement sur le sable quelque plan de combat. En passant devant lui. les enfants marchaient à pas étouffés, mettaient leurs doigts sur leurs lèvres roses, et les plus raisonnables disaient aux plus petits : — Taisons-nous! c'est le capitaine Fouge- rel qui dort. Souvent aussi, le vieillard sortait de cette somnolence et de cette sorte de torpeur. 16 LE DRAPEAU C'était dans ses beaux jours et lorsqu'il con- sentait à parler. Alors sa figure ridée, mais encore mule, s'animait et de sa voix grave et forte il donnait aux nouveaux le mot d'ordre des anciens : — Sachez vous dévouer, vous autres ! Soyez généreux, quittes à être dupes. Soyez patriotes, quittes à être chauvins, comme les plaisantins disent. Aimez ce qui est beau, servez ce qui est bien. Ayez une foi, un drapeau, et mourez pour lui. Cela vaut mieux que de vivre sans lui. Puis il retombait dans son rêve. Un soir du mois de juillet 1870, — il n'y a pas dix ans, et il y a dix siècles, — le capitaine Fougère] était allé machinalement, comme d'habitude, à la gare de Vernon, où, avec le train de Paris, arrivent chaque soir les nouvelles du jour. Non pas que le vieil- LE DRAPE A V 123 lard s'inquiétât beaucoup des nouvelles, mais c'était une promenade. Il y était allé, courbé sur sa canne, traî- nant le pied, toussant, fatigué. On le saluait en chemin, et il avait peine à rendre son salut. En arrivant à la gare, il vit une foule com- pacte, il entendit un bruit inaccoutumé : il remarqua que les regards des gens bril- laient, que les gestes étaient saccadés et les mains fiévreuses. Il demanda ce que c'était. — Ce que c'est, capitaine?... C'est la guerre ! La guerre? dit le vieillard en dressant — La guerre avec la Prusse!... La guerre l'oreille. - La est déclarée ! Le capitaine Fougère! s'appuya, pour ne 124 LE DRAPEAU point tomber, à la grille qui borde la voie : pais, blanc comme un linge, il se redressa brusquement, et, levant en l'air sa canne dont maintenant ii n'avait plus besoin pour se soutenir, il poussa d'une voix forte un grand cri : — Vive la France ! On vit alors le vieux soldat, tout à l'heure brisé, courbé, débile, retrouver une éner- gie suprême et marcher presque rapide- ment vers la ville, en faisant tournoyer son bâton de vieillesse entre ses doigts ridés. Il parlait tout haut, et d'une voix ferme : — Malapeyre ! mon vieux Malapeyre, disait-il, le drapeau, eh bien ! le dra- peau, nous allons le reprendre enfin cette fois! Pendant le repas, à l'Hutel dËcrcux, le LE DliAPEA U vieux soldat, pris d'une fièvre généreuse, rayonnait. U lit apporter du malaga pour toute la table, et Ton but bravement à l'armée qui partait, aux victoires futures. — A la victoire des nouveaux! répétait Fougerel, dont la voix ardente vibrait comme un clairon. Puis, après la soirée au café, prenant son chapeau et l'enfonçant d'un coup sec sur son front, le capitaine rentra en son logis, répétant tout haut dans les rues désertes : — Le drapeau, ils nous le rapporteront, le drapeau, entends-tu, Malapeyre? Et le vieux soldat s'endormit sur ce rêve. ' Le lendemain, la ville de Vernon appre- nait, avec une émotion profonde, que le vieux capitaine Fougerel avait été trouvé, le matin, dans son lit, frappé d'une attaque d'apoplexie. 12<'> LE DRAPEAU Le vieillard était mort heureux, le sou- rire aux lèvres. Depuis ce temps, personne ne s'assied, là-bas, à la table des capitaines. PARIS. IMP. MOUILLOT, 13, QUAI VOLTAIRE. La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance The Library University of Ottawa Date Due CE PQ 2237 .C6C8 1886 C00 CLARETIE, JU DRAPEAU ACC# 1221164 1 1 1 ! 1 1